Cécile, la petite fille qui ne souriait pas : la place du jeu en thérapie d’enfant

Article publié dans Recherches et succès cliniques de l’hypnose contemporaine, sous la direction de C. Virot, Le Souffle d’or, 2007.

Voici une thérapie d’enfant menée il y a quelques années et dont les difficultés m’ont permis de réfléchir à l’hypnose du thérapeute et sa fonction dans la construction du système thérapeutique clinicien-enfant.

1- L’hypnose : un espace de jeu pour le thérapeute d’enfants

Très rapidement, quand on travaille avec les enfants, on bute sur une des spécificités de cette clinique.

La thérapie d’enfants : une rencontre de plusieurs systèmes

S. Lébovici disait souvent : « je recevrai des enfants tant que je pourrai jouer avec eux à quatre pattes sur le tapis.»

Souplesse physique, agilité psychique… les thérapies d’enfant font des cliniciens de véritables acrobates. Il est vrai que nous devons apprendre à jongler avec les différents systèmes impliqués dans cette aventure.

Ce sont souvent les écoles qui prescrivent un suivi. Si elles ne s’immiscent pas trop dans le déroulement du travail, il est certain qu’elles constituent « un tiers pesant » non négligeable. Leurs attentes ne sont jamais tout à fait les mêmes que celles de la famille et cela peut placer l’enfant dans des conflits de valeurs ou de loyautés.

Par ailleurs, les frontières entre thérapie d’enfant et thérapie familiale ne sont pas faciles à définir clairement, elles sont plutôt poreuses, et se redessinent constamment.

Quand on travaille avec un adulte, on travaille sur sa constellation familiale mais de manière indirecte, à travers le matériel fantasmatique du patient, son ressenti, son système de représentations.

Quand on travaille avec un enfant, on connaît physiquement la famille. Non seulement lors de la première séance, où la rencontre est formelle – j’y reçois régulièrement l’enfant avec ses deux parents -, mais aussi à chaque début et fin de séance qui donnent l’occasion de croiser soit la mère, le père, le petit frère, la grande sœur, la nounou, quelques fois les grands parents, et assez souvent le petit chien.

Ces échanges informels sont loin d’être anodins. Entre la famille et le thérapeute de l’enfant, s’y déroulent un certain nombre d’interactions directes, quelques fois décisives  pour l’évolution de l’enfant.

Bien des choses du fonctionnement familial s’exposent, se donnent à voir à entendre, de manière dense et rapide.

On pourrait presque dire qu’une part réelle du travail thérapeutique « se négocie » dans ces interfaces, dans cet « entre deux ».

Peuvent s’y déployer aussi bien les résistances familiales qu’une alliance thérapeutique.

Un enfant peut entendre que les changements nécessaires pour lui ne sont pas menaçants pour la famille. Au fur et à mesure, je peux être amenée à ratifier ces changements à travers des paroles apparemment banales. Ou au contraire le « contrôle » parental peut être omniprésent, pour que rien ne change. L’enfant est ainsi placé dans une position totalement paradoxale : il est le patient désigné – « il faut le soigner » – et à la fois, on demande que rien ne change, et surtout pas sa place dans la famille. Son symptôme ayant une fonction centrale dans l’homéostasie de la famille.

Bref, comment à la fois tenir compte de tout cela, sans se laisser envahir par une mère dépressive, un père défensif, une sœur jalouse, un petit chat impatient ?

Comment rester le thérapeute de l’enfant tout en étant mobile au cœur des différents systèmes relationnels de l’enfant ?

Comment être sur plusieurs plans en même temps, sans perdre l’intensité de sa présence auprès de l’enfant ?

Un espace ouvert sur le jeu

On voit se dégager une des spécificités de la position de thérapeute d’enfant : à la fois on est en prise directe avec les enjeux familiaux, on travaille sur les alliances,  avec la fragilité d’un parent, on peut solliciter les compétences de la fratrie, et à la fois on est « tout entier »  pour l’enfant. Notre patient c’est l’enfant ; l’espace qu’on lui offre, est un espace pour se construire, consolider, étayer son espace intérieur, son image de soi, sa singularité la plus irréductible.

Même si on se prend de temps en temps pour un thérapeute familial, on est avant tout engagé dans un travail d’individuation.

Parvenir à rester soi-même mobile dans ces différents niveaux, tout en habitant sa place de thérapeute, permettra à l’enfant de se situer de manière souple dans ses processus de différenciation et de filiation, d’autonomie et d’appartenances.

L’hypnose est à ce titre là un outil précieux.

L’hypnose induite chez l’enfant, se révèle un outil thérapeutique intéressant pour lui permettre de se situer dans cette complexité relationnelle et d’y trouver sa voie (sa voix ?).

Mais ce qui m’aide le plus, ce n’est pas seulement l’hypnose du patient. Car c’est bien par un état de veille généralisée, que je parviens – quand j’y parviens – à être présente à la singularité irréductible de l’enfant, c’est-à-dire à la fois à son individualité mais aussi à son environnement le plus large et le plus complexe, sans m’y perdre ou au contraire en acceptant de m’y laisser perdre tout en demeurant à ma place.

Le système thérapeutique en fait se construit sur une mise en jeu réciproque de l’état hypnotique de l’enfant et de la veille généralisée du thérapeute.

C’est dans ces interactions, au sein même de cette relation dans laquelle les états hypnotiques du patient et du clinicien se répondent, sont en correspondance que le plus essentiel me semble se jouer.

La thérapie ne serait donc rien de moins, ni rien de plus qu’un terrain de jeu. Mais jouer, ce n’est pas si simple et engage toute la responsabilité du thérapeute.

Si l’hypnose est un jeu d’enfant, le thérapeute y est aussi totalement impliqué.

A quoi joue-t-il ? Quel est l’enjeu de cet espace ?

Depuis Winnicott, on sait que notre responsabilité consiste à donner à l’enfant la possibilité de se mouvoir dans son aire transitionnelle, afin que l’enfant puisse préserver et développer sa capacité de jouer.

Depuis F. Roustang, on sait que notre responsabilité consiste à « créer une relation tellement forte que le patient puisse y déployer le champ de Sa propre responsabilité »

Le cas de Cécile m’a semblé intéressant pour illustrer les difficultés, mais aussi la richesse de ce métier de jongleur qui exige à la fois rigueur et souplesse.

2- Présentation du cas : la tristesse de l’ange

Ce qui frappe en premier lieu quand je rencontre Cécile – 9 ans – pour la première fois c’est le contraste que présente cette enfant. Contraste entre son visage angélique (blonde, les joues roses, les yeux clairs et d’un bleu profond), et la tristesse qui émane d’elle et qui est à la limite du supportable pour certains, notamment la maîtresse.

C’est en effet l’école qui m’adresse Cécile, elle est très inhibée, ce qui l’empêche d’avoir de bons résultats scolaires, et surtout me dira la maîtresse quelques jours après au hasard d’une rencontre : «  je ne l’ai jamais vu sourire »

Contraste aussi entre l’évidence de sa souffrance et l’impossibilité pour les parents de la prendre en compte. Ils sont donc dans une attitude de déni : « Cécile est une enfant calme, obéissante ». Leur demande implicite : « Ne la changez pas »

D’emblée, je pressens chez Cécile tout son potentiel, je sens en elle comme quelque chose de lumineux que j’ai bien (trop ?) envie de faire advenir, car je ne mesure pas encore toute la chape de béton familial qui pèse sur elle.

Je ne mesure pas encore toutes les fonctions à laquelle elle est assignée par le système familial dans son ensemble, ni à quel point ce système est bien trop fragile pour pouvoir supporter le moindre changement.

Je vais découvrir tout au long de cette thérapie à quel point la fonction de cette enfant est essentielle pour maintenir l’homéostasie du système familial, que le système est bien plus rigide qu’il n’y parait, et que tout changement représente pour lui un risque considérable et réel.

Cécile a une fonction pivot dans tout ce système, de quoi peut-elle se libérer sans que le système familial ne s’effondre ?

L’histoire familiale : une série de traumatismes non élaborés

Il apparaît d’emblée que Cécile est entourée par une famille élargie extrêmement soudée autour de drames non élaborés et de souffrances non accessibles.

Du côté de la filiation maternelle.

– la mort, il y a trois ans, d’une tante de Cécile, qui était aussi sa marraine. Morte dans un accident de voiture avec une de ses filles – cousine et meilleure amie de Cécile, même âge. La tante conduisait, ses trois autres enfants ont survécu.

Quand je veux approfondir cet épisode, la mère stoppe toute exploration : « c’est un chagrin qu’on partage toutes les deux »

– le suicide de la grand-mère de Madame, dont elle porte le prénom.

Du côté de la filiation paternelle :

– un frère mort très jeune

– une sœur, en fauteuil roulant suite à un accident de voiture.

C’est Madame qui en parle, Monsieur n’en dira rien. Je ne saurai rien d’autre – non-dits pesants que tout le monde protège.

La maman évoque sa maladie génétique, qui s’est révélée à l’âge de neuf ans et demi. Madame porte une prothèse à la jambe gauche ; marche avec deux béquilles ; c’est une maladie dégénérative qui entraîne hospitalisations et opérations récurrentes. Quand je veux un peu mieux comprendre, Madame esquive : « mon médecin m’a appris à vivre avec »

Silence, on souffre. Mais les enfants se font, inévitablement, la caisse de résonance de toutes ses souffrances et angoisses non élaborées.

Cécile est l’aînée de trois enfants. Vient après elle une petite fille de 6 ans et demi, Laure, véritable ouragan. « La maison vit au rythme de ses colères » explique sa mère, à la fois impuissante et cautionnante, et un petit dernier de trois ans, apparemment paisible.

La place de Cécile dans la famille

La fonction de Cécile se dessine. Être celle sur qui tout le monde peut compter. Ce qui passe par des positions quasi sacrificielles, que Cécile semble accepter : « je dois être sage, parce que maman a déjà fort à faire avec les deux autres », dit-elle spontanément.

Cela signifie pour elle implicitement : être quasiment la jambe de sa mère ; être celle qui réalise ce que sa mère ne peut plus faire – une passion pour le cheval les réunit ; Cécile monte à cheval autant de fois que sa mère enrage de ne plus pouvoir monter. Cécile est devenue la sagesse que sa mère est bien obligée d’accepter.

Sa sœur met en œuvre les colères, les sentiments d’injustices éprouvées par la mère. Les rôles sont  distribués de manière clivée, pourquoi diable une maîtresse demande-t-elle que quelque chose change.

Le père qui ne s’exprime pas, sort de son mutisme pour  déclarer : « et puis moi aussi j’ai toujours été timide… »

Pour rester la fille de son père et de sa mère, tout processus de différenciation est interdit, ou pour le moins bloqué.

3- Déroulement de la thérapie : de la maison noire à la maison orange

1ère séquence. La transe-formation du cheval : ou quand l’imagination de Cécile représente une menace pour la famille

Après la séance familiale, je reçois Cécile seule. Elle se montre coopérante – trop, me semble-t-il. Parler est un effort pour elle, qu’elle est prête, cependant  à faire, puisqu’elle a tellement à cœur d’être conforme à ce qu’on attend d’elle. Il est bien entendu que je ne vais pas laisser se répéter ici, quelque chose qui pourrait être de près ou de loin une relation transférentielle. Mon objectif, c’est de lui offrir un point d’appui lui permettant d’innover de nouveaux jeux relationnels. Je lui dis qu’on peut faire autre chose que de parler, dessiner par exemple.

Elle hésite un bon moment.

J’introduis ainsi sur un mode conversationnel une induction invitant Cécile à suspendre son fonctionnement habituel, ce qui ne peut qu’introduire une indétermination, prélude à la confusion.

Je continue cette invitation à entrer en hypnose, en  construisant un peu plus le retrait, je lui dis qu’il s’agit d’un moment juste pour elle, qu’il n’y a rien à réussir, que ce qu’elle dessinera ne concerne qu’elle et moi, et qu’ici dans l’espace de ce bureau, on ne se préoccupe ni de l’extérieur, ni des autres.

Je lui suggère  d’un air complice et avec un large sourire : « Ici on a le droit d’être égoïste ! » Esquisse de sourire de Cécile, qui a bien compris le message.

Prémisses d’un état hypnotique. Arrêt, confusion, attente, début de suggestion. Tout est en marche.

Cécile prend lentement une feuille, et se met à peindre, dans un silence que je respecte. Concentrée sur son dessin, elle est déjà ailleurs. La dissociation est à l’œuvre.

Elle peint une belle maison, bien construite équilibrée, mais toute noire (dessin 1). Tout est noir sauf le toit et les deux portes. A l’extérieur de la maison, un peu de vie, et de joie, tout de même ! Une piscine, où nage une cousine, et à l’opposé, Cécile aspergée par un cousin avec un jet d’eau – agressif ? ludique ? phallique ? Je ne m’arrête pas à ces interprétations intra psychiques, je rebondis sur cet espace ouvert même de manière ténue sur le jeu.

D’emblée, je choisis de solliciter ses ressources et je lui demande de dessiner les activités qu’elle aime faire. Au fur et à mesure qu’elle les dessine, il me semble qu’elle s’allège. Esquisse d’un deuxième sourire que je ratifie : « Dans la vie, il y a des choses qui nous font sourire et même rire, c’est chouette de connaître ces joies »

A la séance suivante, elle commence par faire un dessin de manège, avec une représentation d’elle très minimaliste. Ce dessin reste encore très réaliste, très en prise avec le réel. Je la félicite tout en lui suggérant qu’on peut, ici, laisser l’imagination s’envoler.

Je renforce la dissociation, toujours sur un mode conversationnel. Je lui suggère de continuer de laisser son corps se détendre sur la chaise, tout en laissant son esprit se libérer et aller dans le monde de l’imagination.

Là, elle prend une nouvelle feuille, l’ambiance est d’emblée différente ;

Les chevaux ont des ailes, on est dans le ciel, bleu et dégagé, ils habitent une autre planète, et ces chevaux ailés se régalent de bouts de ciel bleu et de chocolat.

Inutile de vous dire que Cécile ce jour là avait un beau et large sourire. Elle venait de découvrir de nouvelles possibilités d’existence.

4° séance. Elle veut continuer l’histoire. Je lui propose d’en faire carrément un livre ; elle jubile, et écrit le titre (dessin 2). « La transformation du cheval » et la manière dont elle l’écrit fait vraiment penser à « la Transe-formation ». Hasard, volonté de me faire plaisir, intuition, ou communication profonde entre elle et moi? En tous les cas, elle commençait à se mouvoir dans un nouveau champ de liberté. Vous imaginez ma jubilation.

Mais j’allais vite déchanter. Je commençais, en effet, à mesurer combien chaque avancée de Cécile pouvait être suivie de mouvements dépressifs, régressifs ou défensifs non seulement d’elle-même, mais aussi de la famille.

Au cours des séances suivantes, en effet, elle « rechute », et le contrôle parental est de plus en plus massif. « Ah, vous travaillez sur l’imagination ? » me dit un jour la mère à la fin d’une séance… « On se demande avec mon mari si ce n’est pas dangereux, l’imagination ! » J’explique un peu, tout en sollicitant, je ne sais pas vraiment pourquoi, une séance familiale avec le père, la mère et Cécile.

Au cours de cette séance, je mesure à quel point la fiction est une parade défensive de la famille face au réel qui s’impose; on fait « comme si », comme si  tout devait aller bien. Du coup, cette fiction ne peut permettre de transformer le réel, et ne laisse pas de place à l’imagination, qui elle permet de reconfigurer le réel et d’inventer de nouvelles positions.

J’ai beau dire explicitement que Cécile a le droit d’être différente de son père et de sa mère, cela ne fait que renforcer ses conflits de loyautés. Elle ne peut s’autoriser une liberté que ses parents n’envisagent même pas de prendre. Le risque tant affectif, qu’existentiel est grand pour Cécile, et pour la famille.

2e séquence. La maison des fleurs, ou l’intrusion progressive de la mère

S’ouvre alors une deuxième séquence dans cette thérapie. Cécile change d’histoire, raconte maintenant celle  d’une famille fleurs, dont la vie  va rester assez morne, peu animée. Les fleurs sont plutôt stéréotypées, elles se ressemblent toutes et rien ne se passe vraiment pendant plusieurs séances.

Parallèlement à cela la mère va petit à petit s’arranger pour occuper l’espace thérapeutique de sa fille. A la fin des séances, en effet elle s’installe de plus  en plus longuement, me parle de son histoire, de sa maladie, de sa dépression. J’ai du mal à stopper ce flot de paroles et d’émotions. Je laisse faire parce qu’il me semblait important d’entendre cela. Mais au fur et à mesure, je me laisse touchée par cette femme. A mon insu, va se constituer une alliance mère-thérapeute.

Cécile ne va pas plus mal, mais ne va pas mieux non plus. Le travail piétine. Tout se passe comme si en soutenant sa mère, je ne faisais que renforcer la position de Cécile dans la famille. Se reproduit dans l’espace thérapeutique ce qu’il se passe dans la famille : Cécile s’efface, dans une certaine mesure je suis moins présente à elle, à elle toute entière.

Il est temps d’introduire du changement, et d’opérer un changement de position. Pour cela, avant une séance, je me mets en auto-hypnose, et je  me place en  face de Cécile et de mes difficultés.

Je me rend compte  alors à quel point j’ai du mal à entendre la dépression de cette enfant. Il m’est plus facile d’entendre celle de sa mère. Si j’étais en contact avec ses ressources, son côté angélique, je tenais à distance son fond dépressif. Je sollicitais un peu trop l’un au détriment de l’autre ne facilitant pas les processus d’intégration de Cécile, ne lui permettant pas l’accès à son unité, c’est-à-dire à sa singularité.

« C’est en nous que retentit la singularité de l’autre » explique F. Roustang. L’intensité de la présence thérapeutique suppose notre capacité à prendre tout de l’autre. C’est véritablement un geste, une posture qu’il faut refaire sans cesse.

Cela a un effet immédiat sur les séances ; la vie dans la maison des fleurs s’anime, et Cécile se propose alors de dessiner sa famille à elle.

Quand les demandes familiales répondent aux défenses du thérapeute, le travail piétine et il est facile d’évoquer l’intrusion familiale…

Je finis par signifier à la mère que l’espace thérapeutique de sa fille ne pouvait être le sien. Cette empathie de ma part envers la souffrance de la mère a-t-elle été un frein ? ou au contraire, un détour nécessaire, un point de départ pour un début de différenciation et d’individuation pour Cécile ? Je ne sais.

En tous les cas, une confiance commence à s’établir entre la famille et moi, l’alliance mère-clinicien s’est transformée – pour un temps – en une alliance thérapeutique avec la famille.

Cela va constituer un répit au cours duquel Cécile va commencer à pouvoir élaborer et symboliser sa dépression.

3e séquence. Le dessin de la famille, ou l’impuissance du thérapeute

Dans ce dessin (dessin 3), Cécile place, en premier lieu, sa mère, au centre, qui s’équilibre plutôt bien avec ses béquilles. Elle se place en second, à la droite de la mère, presque aussi grande qu’elle. Elle se tient, me semble-t-il, à une « bonne distance », laissant supposer que quelque chose s’est tout de même régulé dans sa position par rapport à sa mère. A la gauche de la mère, son mari, bien ancré dans le sol, bien stable ; il assure ! Ces trois personnages occupent toute une feuille. Cécile s’arrête de dessiner. Je la questionne : « Il n’y a personne d’autre dans la famille ? » Elle prend une nouvelle feuille et dessine la fratrie en quelque sorte : tout d’abord son cheval, qui occupe quasiment les deux tiers de l’espace, puis son petit frère et enfin Laure. Tout le monde sourit, sauf la petite sœur (dessin 4).

Voici venir le temps de l’exploration des rivalités fraternelles.

Cécile souffre du fait que sa mère lui consacre trop peu de temps. Le soir elle doit faire ses devoirs toute seule pendant que sa sœur occupe sa mère à temps plus que plein. Elle souffre, mais elle n’ose pas encore exprimer ses colères, qu’elle retourne contre elle-même.

Il lui faudra beaucoup de temps avant de s’autoriser à exprimer ses pulsions agressives envers sa sœur. Affronter ses pulsions agressives est une véritable souffrance narcissique pour Cécile.

Je travaille alors sur la symbolisation de ses fantasmes hétéro-destructeurs, en lui proposant de jouer avec les peluches. Le crocodile va subir les assauts de sa haine. Cela la fait rire joyeusement, et finit par l’alléger et la soulager.

Du coup, à la maison, elle se fait davantage respecter, elle sort imperceptiblement de sa position de sacrifice : « j’ai réussi à dire non à Laure, et à lui interdire de rentrer dans ma chambre hier »

Mais cette famille, tragiquement frappée par des pertes au niveau des fratries, ne peut supporter que Cécile bouscule l’homéostasie de la famille.

Cette résistance familiale commence sérieusement à m’agacer. Je perds patience et je me sens un peu découragée.

4e séquence. Les ballons multicolores, quand l’horizon se dégage

La quatrième séquence de cette thérapie, s’ouvre sur une espèce d’indifférence de ma part. En désespoir de cause, ne sachant plus quoi faire, je lance le va-tout de l’hypnose.

Il est vrai que depuis la première séquence, je m’y étais moins hasardée, trop en prise avec la résistance de la famille.

Habituellement avec les enfants, je prends appui sur le jeu et le dessin pour induire un état hypnotique, de manière très peu formelle, utilisant leur aptitude quasi naturelle à entrer dans ce processus. Ici, agacée, je change mes habitudes et je fais avec Cécile une séance « classique », ce que j’appelle « l’hypnose de fauteuil », par opposition à l’« hypnose de jeu » (cf. article in La note bleue, sous la direction de D. Megglé, Satas, 2005).

Au cours de cette séance, je suggère quelque chose de léger, d’aérien – j’avais sans doute moi-même besoin d’air et surtout de retrouver ma liberté – je suggère donc une promenade dans le ciel bleu (peut-être celui de la transformation du cheval). Promenade sur un tapis volant, porté par des ballons multicolores. Je suggère à Cécile de se perdre dans le ciel, de se laisser porter par les courants d’air contraires, d’y trouver de la tranquillité. Malgré ces mouvements qui la ballottaient, elle pouvait découvrir tout autour d’elle, un très large paysage et le parcourir à sa guise, à son rythme. Des amis oiseaux venaient la rejoindre.

La séance dura assez longtemps, son visage se transformait au fur et à mesure de la profondeur de la transe. Je lui donnais une suggestion post-hypnotique : dans sa situation, il n’y a qu’elle qui puisse trouver la place qui lui convienne, elle seule sait les changements ou non changements qui sont bons pour elle. Ayant repris moi-même ma liberté je lui restituai la sienne.

Au réveil, elle eut envie de dessiner les ballons multicolores. (dessin 5)

A la séance suivante, Cécile reprit l’histoire de la famille fleurs. Là tout bouge, la famille fleur déménage dans une maison plus vaste, une belle maison orange, où chaque enfant a sa chambre. Ensuite elle dessine l’environnement de la maison, une place centrale est donnée au  jeu, et il y a même un lieu de « transformation des couleurs ». (dessin 6)

La dernière page de son histoire s’intitule « 15 ans après » Vive les mariés. Belle projection dans le futur. (dessin 7)

Cécile décide d’espacer les séances. Elle va de mieux en mieux.

Nous convenons d’arrêter définitivement. Son sourire grave était devenu rieur, et plein d’humour : « à l’école, je suis encore un peu timide, mais c’est comme ça ! ». Son dernier dessin est un représentation d’elle-même, bien centrée dans un espace plein de promesses. (dessin 8)

Que s’est-il passé ?

4 – La veille généralisée du thérapeute

Si la séance des ballons multicolores fut décisive, ce n’est pas seulement grâce à l’utilisation de l’hypnose chez le patient, ce fut mon changement de position.

Dessin d’enfant ou dessein du thérapeute ?

C’est au moment où je n’attends plus rien que quelque chose de réellement significatif se met en place. Comme si pendant un certain temps ma sollicitude envers Cécile, envers sa famille, ma bonne volonté empêchait cette enfant d’accéder à sa profonde liberté.

Il fallait que je cesse d’avoir un dessein sur cette famille pour que la puissance imaginative des dessins de Cécile l’aide effectivement à opérer les changements qui lui étaient nécessaires, et qu’elle seule pouvait définir.

« L’imagination possède l’énergie suffisante pour imposer une nouvelle donne, un nouveau plan à la fois plus réaliste et plus gros d’avenir. Mais ce nouveau plan, pour être effectué, devra être décidé par une appropriation.» (F. Roustang)

Pour parvenir à cela, il a fallu que j’accepte mon impuissance.

Ainsi que le disait Chertok : « l’hypnoanalyste est d’abord quelqu’un de sensible à la multiplicité incontrôlable des facteurs qui jouent dans la cure et qui est capable  de vivre son impuissance sans la refouler derrière des théories »

Il me semble essentiel de ne rien vouloir pour l’enfant. Ne pas avoir de dessein pour la famille.

C’est peut-être là que se situe la frontière entre thérapie individuelle d’enfant et thérapie familiale. En tant que thérapeute d’enfant, je ne dois rien vouloir comme changement pour la famille. Je dois seulement donner à l’enfant la possibilité de trouver lui-même SA place.

Sinon je me substitue à la responsabilité de l’enfant, je le prive de sa propre liberté.

Comment y arriver ?

Par l’attente, telle que F. Roustang la définit.

Face au déferlement des impressions, au foisonnement de ce que l’on reçoit par le fait d’être  en contact direct avec la famille, il faudrait, comme le suggère F. Roustang « ne rien faire, surtout ne rien faire que d’être là », dans une attente.

« Seule une attente de total loisir va permettre l’unification de ces sensation multiformes… Par son sentir ouvert, le thérapeute invite le patient à remettre en mouvement Son propre sentir, c’est-à-dire le lieu où apparaissent de nouveaux liens, de nouveaux possibles.»

« Etre dans la pure attente ? Cela signifie s’attendre à tout et à n’importe quoi. Ce n’est pas une attente vide, mais une attente qui délibérément se vide, justement pour rester en contact avec tous les possibles et se rendre capable de les laisser advenir… »

L’attente étant, pour F. Roustang, l’essence même de l’hypnose.

Conclusion

Finalement la position de thérapeute d’enfant devrait flatter ma fainéantise. Plus les informations qu’on y reçoit sont riches, moins il y aurait de choses à faire. Ce dépouillement du faire du thérapeute qui renforce l’intensité de sa présence, c’est peut-être là le lieu de notre liberté.

Liberté qui « touche la vie dans son jaillissement ».

Ce qui fait la richesse, la difficulté des thérapies d’enfant c’est ni plus ni moins l’émerveillement sans cesse renouvelé devant la vie qui se donne, se  cherche, se perd, se trouve, se transforme, dans un mouvement étonnant, déstabilisant, innovant. L’enfant interroge sans cesse notre capacité à prendre tout de cette vie qui s’invente sans cesse.

Bibliographie

Bateson G. Vers une écologie de l’esprit. Le Seuil, 1977.
Fabre N . Le travail de l’imaginaire en psychothérapie de l’enfant. Dunod, 1998.
D. Megglè. Sous la direction de. La note bleue. Satas, 2005.
Prieur B.& Rey E.Col. Systèmes,éthique, perspectives en thérapie familiale. ESF, 1991.
Prieur N. Nous nous sommes tant trahis. Amour, famille et trahison. Denoël, 2004.
Roustang F. Qu’est-ce que l’hypnose ? Les éditions de minuit, 1994.
Roustang F. La fin de la plainte. Odile Jacob, 2000.
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Selvini Palazzoli M. Cirillo S. Selvini M. Sorrentino A.M. Les jeux psychotiques dans la famille. ESF, 1990.
Winnicott D.W. Jeu et réalité. L’espace potentiel. Gallimard, 1971.