Autonomie et dépendance des thérapeutes dans les doubles prises en charge

co-écrit avec B. Prieur* in Thérapie Familiale – Genève, 2008.

Pourquoi une double prise en charge ?

De nombreuses situations thérapeutiques nous mettent face aux limites de nos approches respectives.
Par exemple, un thérapeute individuel estimera que le travail de son patient – adulte ou enfant – devrait être complété, ou poursuivi par une thérapie familiale ou de couple. De son côté, un thérapeute familial peut être amené à envoyer un membre de la famille en thérapie individuelle.
Plusieurs modèles de doubles prises en charges thérapeutiques existent.

C’est dans les années 90, que nous avons commencé à mettre en place au Ceccof, un premier modèle de double prise en charge intégrée, concernant des jeunes enfants et leur famille- thérapie familiale, et thérapie individuelle se déroulaient en parallèle au Centre, selon un protocole bien défini.
Depuis nous avons évolué et diversifié notre modèle de double prise en charge.
Trois modèles se sont imposés au fur et à mesure que nous sommes devenus plus attentifs, vigilants à la singularité des différentes situations que nous rencontrons dans notre pratique. Cette évolution nous permet de prendre en compte davantage la complexité des situations cliniques.
Sans doute aussi, avons-nous pris davantage de liberté, d’autonomie par rapport à nos modèles théoriques et référents. Nous hésitons moins à mettre en place des prises en charges particulières et à priori hors des cadres classiques, qui auraient tendance à séparer davantage les différentes thérapies pour les différents membres d’une même famille ou éventuellement à les intégrer au sein d’une même thérapie familiale.

Qui intervient dans ces doubles prises en charge ?

Nicole est thérapeute individuel, elle reçoit des enfants, des adolescents, et des adultes. Formée successivement aux différentes écoles classiques, elle se situe aujourd’hui dans le courant de l’hypnose. Elle revendique avant tout une formation philosophique qui l’amène à considérer l’homme dans sa globalité. Le sujet ne peut être réduit ni à son intrapsychique, ni à ses interactions. Ce n’est pas seulement un parent, un enfant de, ni seulement un citoyen, mais un individu vivant sur tous ces plans en même temps, dans un corps qui l’individualise, face à des choix incessants, générant des conflits de loyauté.
Ce qui oriente son travail c’est l’autonomisation, l’individuation du patient.

Bernard est thérapeute systémique. Il vise davantage la place de l’individu dans le système, sa fonction, ses appartenances.

En fait, la définition de l’autonomie n’est pas la même pour ces deux thérapeutes.
Pour elle, l’autonomie, c’est accéder à plus de liberté en s’ouvrant aux choix réels, les moins névrotiques possibles, désenclaver certaines auto-limites.
Pour lui, l’autonomie, c’est la gestion des dépendances

Quel jeu relationnel entre les thérapeutes ?

La double prise en charge se distingue de la co-thérapie, en ce sens que le thérapeute individuel reçoit seul l’enfant, et ne participe qu’exceptionnellement aux séances familiales. Le thérapeute familial mène seul ces dernières.
Selon les trois modèles le rythme et l’intensité des régulations entre les thérapeutes a nettement diminué, pour quasiment disparaître dans le dernier modèle.
Alors quelles relations se tissent dans ce contexte thérapeutique ? Sans doute aussi les modèles ont-ils évolué au fur et à mesure que les thérapeutes ont eu besoin d’accéder à plus d’autonomie respective.
Dans cette dialectique, autonomie et dépendance, il s’avère, de manière très paradoxale, que l’autonomie des thérapeutes est d’autant plus grande que les liens qui les unit sont patents et forts.
Cette autonomie permettant de mettre encore plus en évidence leurs différences conceptuelles, cliniques et théoriques.

1er modèle : Double prise en charge intégrée

La réflexion qui va suivre concerne des jeunes enfants et leurs familles reçus au CECCOF dans le cadre de l’unité de thérapie familiale
Quelles difficultés cherchions-nous à résoudre lorsque nous avons mis en place « la double prise en charge intégrée » ?
Il s’agissait de consultations familiales à propos de garçons et de filles de moins de sept ans. Après quelques premières séances très actives, la participation de l’enfant diminuait significativement.
Les thérapies s’arrêtaient relativement vite ou se poursuivaient par une thérapie de couple ou une thérapie familiale à travers celle des parents sans que le symptôme de l’enfant ne s’améliore.
Notre pratique était vraisemblablement sous-tendue par l’idée qu’en aidant les parents à mieux se positionner, à prendre conscience de leurs ambiguïtés éducatives, à mieux communiquer sur ce que cet enfant représentait pour eux et dans leur couple, on allait régler le problème de l’échec scolaire, d’une énurésie, d’une agitation constante.

En soi, une telle conception n’est pas fausse, mais le 1er constat que l’on peut faire dans le cadre de ce travail est qu’elle n’est pas suffisante.

Le silence en séance de l’enfant en difficulté, est peut-être le seul moyen qu’il a trouvé pour continuer à être acteur dans son système familial. En se taisant, l’enfant oblige ses parents à s’exprimer – ce qui est une excellente chose – mais risque d’amener le thérapeute à penser que le problème est avant tout celui des adultes.
Si les choses se passent ainsi, nous comprenons pourquoi l’enfant a intérêt à garder son symptôme puisque d’acteur principal, il passerait, dès les premières séances, à un second rôle.

Regardons de plus près les spécificités des situations sur lesquelles nous avons envisagé la double prise en charge intégrée. Il s’agissait d’enfants, en difficulté scolaire, envoyés la plupart du temps par l’école. Les directeurs, psychologues scolaires ou rééducateurs adressaient à notre centre, non pas une famille, mais un enfant, éventuellement avec sa famille : la désignation individuelle était évidente.
L’enfant ainsi désigné, par sa famille et/ou son contexte scolaire, est tenu de jouer une certaine fonction, est prié – implicitement – de se maintenir dans une position particulière autour de laquelle le système famille s’organise, structure ses jeux relationnels, et garde des « pseudo-solidarités ».
En même temps, cette désignation permet à l’enfant d’exister, de jouer un rôle tant qu’il n’a pas d’énergie pour s’affirmer de manière différenciée et individuée. Le symptôme joue « parfaitement » sa fonction de maintien de l’homéostasie familiale. Les résistances au changement sont d’autant plus importantes que la plupart des interactions familiales seraient à recomposer.

Nous avons mis en place ces doubles prises en charge, en fait, lorsque se sont présentés des enfants ayant vécu un réel traumatisme, à la suite duquel ils manifestaient une forte inhibition et sur lequel ils ne pouvaient s’exprimer directement.

D’une manière générale, ces enfants furent donc victimes de violence, directement ou indirectement, de rapt, d’abandon, d’abus sexuel. Cela n’est pas forcément compatible avec la mise en place d’une thérapie familiale, qui peut relativiser le traumatisme de l’enfant, et gommer toute une part importante de sa souffrance, de son vécu, d’autant qu’il n’est pas en mesure de le verbaliser, ni d’envisager sur le plan conscient la part de la famille actuelle dans ce qu’il a subi.
Mais rapidement, on s’aperçoit qu’à côté ou en lien avec ce traumatisme, chacune de ces situations familiales a une histoire particulièrement lourde, et/ou complexe.

Jérôme est un garçon de 5 ans avec des troubles sérieux du comportement. Il désorganise sa classe qui le rejette de toute évidence. Il est issu d’un couple qui a peu vécu ensemble. La mère est partie de la maison quand Jérôme avait 2 mois. Son ami alcoolique pouvait la battre ou lui imposer, sous la menace, des relations sexuelles.

Jérôme est élevé par une mère très soumise à sa propre mère. Il a des contacts réguliers ave un père « inconsistant » qui a tendance à se mettre sur le même plan que lui d’où une confusion des générations, et l’absence de support identificatoire dans un système où les processus de filiation sont momentanément bloqués.

En fait, ces familles se considèrent comme non responsables de ce qui leur est arrivé, donc comme victime d’un responsable absent, ou qu’on s’est arrangé pour exclure.
Ainsi, il s’agit d’enfants fortement « patients désignés », ayant subi un traumatisme, élevés par une famille qui se perçoit aussi comme victime, face à des évènements sur lesquels elle estime ne pas avoir eu prise ; famille qui pour autant se pose comme le « sauveur » exclusif de l’enfant ; le lieu où la « réparation » d’un lourd destin est possible, ce qui justifie la démarche thérapeutique et structure tout un ensemble de conduites.

Le sentiment de la temporalité est donc tout à fait particulier dans ces systèmes et comporte un paradoxe, une contradiction interne qu’il importe de relever. Face à l’irréversibilité des évènements traumatogènes, les familles manifestent la volonté de « re-donner naissance » à l’enfant. Pour eux, tout commence, ou presque, à partir du temps du traumatisme. Notamment, c’est là que s’origine une relation nouvelle à l’enfant, la prise de conscience de leur engagement à son égard.
Alors même que, pour l’enfant, tout ou presque s’est arrêté à l’instant du traumatisme, en tout cas, pour le moins, la relation avec l’un des deux parents. Pour les uns, le traumatisme est départ, pour l’enfant, il est cassure, destruction. Le vécu de la temporalité comporte donc, au cœur du système familial, un antagonisme. La famille est dans une logique de reconstruction des liens, de responsabilisation.

L’enfant doit faire le deuil de ce qu’il a perdu, de l’absence de responsabilité de l’un des deux parents à son égard.
Primat du futur pour les uns, crispation sur un passé difficile à métaboliser donc à dépasser psychiquement pour l’enfant.
Ce paradoxe, une fois énoncé, nous semble en même temps essentiel. C’est parce qu’il y a ces deux logiques qui se confrontent que l’enfant va pouvoir se réinscrire dans son histoire.
Ces deux logiques sont irréductibles et il ne nous semble ni judicieux, ni possible de chercher à réduire l’un à l’autre. Il nous a semblé important de les rendre plus souples, plus mobiles de façon à rendre « supportable » pour tous, leur confrontation, au cœur de laquelle peuvent émerger des forces créatives du système.

C’est ce qui nous a conduit à envisager une double prise en charge : simultanée et intégrée au CECCOF.
– Une prise en charge individuelle, pour aider l’enfant dans tout son travail d’élaboration psychique, menée par le thérapeute individuel seul,à raison d’une séance par semaine.
– Une prise en charge familiale, pour permettre aux liens de se recomposer de manière la plus ouverte possible, menée par le thérapeute familial. Les séances peuvent être relativement espacées, et les participants peuvent changer au cours des consultations. Le thérapeute individuel peut être amené à participer à ces séances, mais très rarement.

Jusque là, dans la mesure où l’identité du CECCOF est avant tout celle d’un centre de thérapie familiale, nous scindions les traitements en envoyant à l’extérieur en thérapie individuelle, sans forcément garder ou entretenir des liens particuliers avec le thérapeute de l’enfant, et en se réservant la prise en charge familiale. Cela nous a amené à plusieurs constats.
Rapidement, nous constations souvent l’abandon d’une des deux prises en charges avec l’impossibilité de les faire coexister dans le temps, et la difficulté pour les protagonistes d’investir à la fois deux lieux thérapeutiques.
Est-ce d’ailleurs la difficulté des protagonistes familiaux ou les thérapeutes dans leur contre-transfert réciproque : le thérapeute individuel peut progressivement avoir à la lumière de la prise en charge qu’il conduit une idée des parents qui ne correspond pas à celle des thérapeutes familiaux.
Il peut aussi voir l’intérêt d’une prise en charge parentale mais la présence de l’enfant peut lui apparaître comme néfaste pour l’évolution de ce dernier – et le travail qu’il fait avec lui.
Dans un tel contexte, la double prise en charge scindée peut mettre involontairement en concurrence la nature des prises en charge et peut développer indirectement de la symétrie entre les thérapeutes, avec l’idée que cette symétrie rappelle à l’enfant des symétries implicites ou explicites qu’il a vécues ou qu’il continue à vivre avec les adultes présents ou absents, autour de lui – ce qui ne peut en aucun cas être thérapeutique.

La pratique montre que cette double prise en charge scindée, avec des échanges entre les thérapeutes – tel que cela fonctionne couramment en clinique ambulatoire ou en Institution – ne permet pas facilement le maintien des contacts entre professionnels.
Rapidement, la préoccupation devient davantage celle de la séparation des cadres thérapeutiques plutôt que l’imbrication des niveaux individuels et familiaux qui permet de saisir la complexité des symptômes présentés.
Pour ces raisons, nous sommes passés « d’une double prise en charge scindée » à une « double prise en charge intégrée » que nous définissons ainsi : la prise en charge individuelle et la prise en charge familiale sont conduites dans le même lieu – même Institution ou même cabinet – par deux thérapeutes conjointement engagés dans le processus thérapeutique.

Du côté de l’enfant et de la consultation individuelle

Le thérapeute d’enfants avait été présenté à la famille au cours de la séance familiale précédente où la double prise en charge fut proposée.
La salle où l’enfant est reçu est celle où se tient à la thérapie familiale. Elle est aménagée alors spécifiquement : présence de jouets, matériel de dessin.
Ce contexte ludique favorise et/ou est favorisé par un transfert positif au thérapeute.
Comment faire en sorte que cette ré-création soit aussi une re-création ?
Pour effectuer ce travail intrapsychique qui devrait permettre à l’enfant – atteint dans son intégrité – d’accéder à l’unité de son Moi, de dépasser ses angoisses de morcellement, sa position de persécuté-persécuteur, l’option des thérapeutes est de solliciter l’imaginaire de ces enfants.
Parce qu’elle l’aide à se libérer de ses premières images et l’ouvre sur une prodigalité de nouvelles images, l’imagination permet à l’enfant de re-composer ses représentations. Elle n’est pas une fuite du réel, mais elle permet de le re-fonder.
Invité à produire, créer, inventer, l’enfant se pose petit à petit en acteur, et peut désormais percevoir de nouvelles perspectives et s’ouvrir vers un potentiel jusque-là insoupçonné. En un mot, il peut s’inscrire de nouveau dans la plasticité de son développement psycho-affectif ; remettre son histoire en mouvement. Par l’imagination, l’enfant peut transformer ses angoisses en désir car il peut changer son rapport au temps et à l’espace. De quelle manière ?

Au cours de ces doubles prises en charge, l’enfant s’aperçoit qu’un même lieu peut être investi, ressenti différemment ; qu’une même salle peut être le lieu d’échanges différenciés.
Métaphoriquement, il expérimente le fait qu’une chose peut être à la fois identique et à la fois différente. Au-delà des changements, une permanence est possible, et ce qui fait le lien entre tout cela, c’est lui, sollicité en tant que sujet capable de cohérer ses expériences disparates.

L’enfant va également expérimenter que ce qui différencie les contextes, ce n’est pas tant l’espace lui-même mais ce sont les règles, c’est-à-dire les limites symboliques.
L’accès à la symbolisation se fait donc « tranquillement » comme allant de soi, au fur et à mesure qu’il découvre que l’espace prend un sens particulier selon les règles implicites qui s’y appliquent et il perçoit d’emblée que seul avec Nicole, cela ne se passe pas de la même manière qu’avec le thérapeute familial et toute la famille.
Son propre rapport à la loi peut s’en trouver modifié.

L’enfant qui a souvent subi dans son corps la transgression des interdits peut commencer à construire des défenses psychiques en internalisant des bons objets.
Au début, l’enfant dans ses jeux met en scène un monde mauvais et se perçoit lui-même comme mauvais.
Petit à petit, les méchants vont en prison – il s’érige lui-même en loi et garant des règles. Il commence métaphoriquement à structurer son histoire et à la cohérer tout en se renarcissisant.

Ici, plusieurs modes d’expression sont proposés. La parole n’a pas la prévalence qu’elle a dans l’autre contexte thérapeutique. Pour permettre à l’enfant de recréer un rapport à lui-même, il ne suffit pas qu’il pose la différence entre le dedans et le dehors, il faut qu’il puisse aussi réinvestir de l’intérieur de son corps à travers le jeu.

Plus présent à lui-même, plus apte à se protéger, l’enfant peut davantage être présent à l’autre. Le corps propre de l’autre, sa proximité peuvent ne plus être ressentis comme menaçants. Les liens ne sont plus synonymes de risques.

La thérapie de l’enfant se passe sous le sceau du « secret ». Les enfants, d’ailleurs, ne manquent pas, bien souvent, de s’assurer que la porte est bien fermée, qu’on « n’entend rien derrière », que les caméras ne fonctionnent pas. (encore une différence qu’ils perçoivent bien entre les deux contextes thérapeutiques).
L’espace « clos » ici, créant un univers régressif et protecteur dont ces enfants ont besoin à un moment donné.
Le contrat « moral » est clairement exprimé dès la première séance par le thérapeute : « tu sais, ce que nous allons dire ici, ce que nous allons dessiner ensemble, ça nous appartient à nous deux. Tu peux en parler à tes parents, tu peux aussi ne pas en parler. Moi, je garderai le secret. Si avant une séance avec ta famille, il me semble que quelque chose d’important doit être évoqué, on en discutera ensemble d’abord ».
Ce secret-là est donc construit à deux ; mais il demeure ouvert. Thérapeute et enfant peuvent en parler, le verbaliser, il est objectivable.
Le renforcement de la dyade qui s’opère alors permet surtout à l’enfant de « prendre le risque » de dire ou de taire. Fort de cet étayage, il est seul face à sa responsabilité vis-à-vis de ses parents. Il fait l’apprentissage du choix. C’est en ce sens que le secret – en tant que processus – peut s’avérer structurant pour l’enfant.
Il expérimente qu’il peut penser et choisir de garder pour lui ses pensées, ses secrets. Il est légitimé même dans cette possibilité d’avoir des pensées intimes, à lui. Ce qui compte, c’est moins le contenu de ce qu’il garde, que la possibilité même de faire un tri adapté, utile pour lui, entre ce qu’il est bon de dire et ce qu’il est bon de taire.
Détenir un secret avec le thérapeute, par exemple constitue alors un acte de séparation, donc de maîtrise. Cela instaure un nouveau mode d’être pour ces enfants qui furent victimes. Pour être structurante, et non pathogène, cette maîtrise précisément doit être validée. Il faut que la détention du secret soit reconnue par l’autre et qu’il y ait possibilité d’en parler.
D’un côté, conserver ce type de secret aide l’enfant à garantir son intimité propre, d’un autre, cela l’aide à être capable de le partager, assurer le lien et la socialisation. Ces deux fonctions du secret, pour autant qu’elles sont antagonistes, sont complémentaires. Le flux entre les deux pôles est donc incessant, entre fabrication et extériorisation, entre intégrité et altérité.
Il y a des choses à taire, à un moment donné, qui peuvent être dites à un autre moment. De la même manière, il y a des choses à dire à certaines personnes, par à d’autres. Cette mobilité de perception peut aider l’enfant à se libérer du poids du secret du traumatisme. Sans être culpabilisé de s’être tu, il peut être amené à choisir de dire ce qui l’encombre, au moment où il se sent prêt à le dire. Il se retrouve donc légitimé à la fois dans son besoin de se taire et dans son besoin de parler.
Tous ces rappels sont surtout évoqués pour faire émerger les questions que cette double prise en charge intégrée pose. Comment ne pas « trahir » l’enfant au cours des séances familiales ? Comment travailler avec la famille sans livrer de secrets que l’enfant n’est pas prêt à partager avec sa famille ? Comment passer d’une préoccupation intrapsychique à une préoccupation interrelationnelle ?
L’enfant, sollicité dans son imagination doit au cours des séances familiales être confronté à la réalité des jeux et enjeux relationnels. Si ce mode d’approche peut ouvrir sur un apprentissage de la complexité, de quelle manière est-ce possible ?

Du côté de la thérapie familiale

Sur le plan conscient, ces secrets ou non-dits sont souvent présentés comme un moyen de protéger l’enfant victime ou les autres enfants de la fratrie recomposée. « On ne parle pas pour ne pas leur faire mal ».
Mais ce qui se révèle en réalité être une difficulté à prendre en compte la souffrance, à l’entendre, à la dire, en un mot à l’affronter, risque non seulement de constituer un déni, une dénégation du mal subi, mais risque aussi d’être une protection illusoire, fictive.
En effet, les processus de transmission, les chaînes associatives, sont interrompus ou pervertis à l’intérieur de la famille. Restant secret pour une partie du groupe, le traumatisme peut constituer une sorte d’objet fétiche de la vie familiale qui verrouille les échanges et perturbe la transmission, voire les processus de filiation.
Il peut y avoir alors construction d’un mythe, c’est-à-dire, en lieu et place d’une réalité trop douloureuse à affronter, le mythe enseigne, suggère, induit comment la réalité doit être lue à l’intérieur de la famille. Le mythe codifie « réglemente » le rapport à la réalité. Mais, là aussi, il conduit – ou renforce – une illusion.
Parce que le mythe permet à la famille d’élaborer ensemble un nouveau mode d’appréhension du réel, il crée l’illusion d’une cohésion. « On pense tous de la même manière », mais cette cohésion demeure fictive, elle s’établit sur « l’exclusion » de ceux qui ne partagent pas le secret. Le mythe est là pour faire « comme si nous étions tous semblables », or certains savent, d’autres non.
Les thérapeutes familiaux cherchent précisément à permettre à l’ensemble des membres d’affronter la souffrance, c’est-à-dire reconnaître la sienne propre, et celle des autres, pas seulement celle de l’enfant désigné.
En favorisant la méta-communication, les séances familiales permettent aux familles de rendre mobiles de nouveau les chaînes associatives. Cela a des conséquences intéressantes au niveau de la fratrie. Seules, les séances familiales permettent de regarder de plus près et de faire évoluer les positions des autres frères et sœurs qui ont pu développer, pour sauvegarder leur existence, des attitudes particulières.
Les mouvements fraternels sont importants, ils échappent en grande partie au thérapeute individuel quand il n’a que l’enfant en charge. Quand nous appréhendons donc directement les relations fraternelles, nous pouvons aussi autoriser une sœur plus âgée à exprimer sa tristesse, sa dépression et alléger alors le poids qui pèse sur le patient désigné. Nous pouvons aussi être amenés à changer de désignation.

Du côté des thérapeutes

La problématique posée au départ était paradoxale. Comment permettre à ces familles de recomposer des liens, alors même que l’enfant désigné avait vécu des expériences qui le situaient dans un modèle d’attachement inaccessible ?
Comment rendre possible ce qui avait été rendu impossible ?
Le fait que cette thérapie se déroule dans un lieu unique oblige davantage chaque thérapeute à s’affirmer dans sa différence, voire de renforcer ses antagonistes, sans pour autant « télescoper ».
La proximité, permettant une large métacommunication, offre la possibilité à chaque thérapeute de prendre appui sur le travail de l’autre.
Ces « enchaînements », ces « courtes échelles » respectives, offrent à la fois un étayage solide et une mobilité. Des réajustements permanents sont effectués entre les séances, sans pour autant qu’aucun des thérapeutes ne renonce à ses référents conceptuels, ni à ses positions de base.
En même temps, aucun modèle conceptuel ne se présente comme prévalent ; chaque thérapeute reconnaît, accepte la démarche de l’autre, la respecte à part entière. Parce que les différences se conjuguent, se respectent, ne cherchent pas à se dissoudre, il y a affrontement de la complexité et en même temps mise en œuvre de l’altérité.
Les thérapeutes « ouverts » à la perception de l’autre, ne renoncent pas à la leur, jouant avec les paradoxes, pour faire émerger de cette confrontation – et leur capacité de comprendre, d’intervenir – et les ressources des enfants et des familles.

Il se peut, par exemple, que l’un des intervenants ne soit pas d’accord avec l’autre thérapeute. En séance familiale, ce désaccord est posé clairement. Le thérapeute familial peut dire : « j’ai discuté avec la thérapeute individuelle, visiblement, nous ne sommes pas d’accord ». A nos yeux, ce désaccord ainsi exprimé est un vrai respect des différentes alternatives possibles pour les patients.
Même dans l’expression d’un désaccord, les paroles des thérapeutes se renforcent mutuellement. Comme deux parents qui ne sont pas d’accord mais qui pour autant ne détruisent pas leur cohérence de couple. Cette possibilité d’exprimer des positions différentes, en tant que thérapeute, dans un respect mutuel, sans exquisse de disqualification, nous semble d’autant plus importante que nous sommes souvent en face de familles dont les désaccords ont conduit à la rupture.
Peut-être, en envoyant aux patients le message que les thérapeutes ne sont pas d’accord, mais que pour autant ils continuent à travailler ensemble, l’enfant fera l’apprentissage de nouvelles situations qui l’aideront à dépasser son traumatisme. A contrario, les thérapeutes peuvent être d’accord tout en conservant chacun leur spécificité.

Au fond, comment être d’accord sans se fondre avec l’autre ?

A la différence du double lien scindé où on est d’accord le plus souvent pour ne pas être d’accord, en fait il s’agirait d’avantage d’être en accord plutôt que d’accord.
Le fait d’être concerné par la prise en charge d’une même situation engage très fortement chaque thérapeute. Cette double prise en charge intégrée interroge l’engagement des thérapeutes, donc leurs responsabilités singulières.
« S’engager, c’est accepter de s’exposer au pouvoir de l’autre. Aucun être n’est interchangeable, ce que je fais, personne ne peut le faire à ma place. Le nœud de la singularité, c’est la responsabilité que je porte et que j’agis. L’engagement, c’est l’altérité » (E. Lévinas). Cette mobilité des thérapeutes, cette possibilité de réajustement, qui ne sont pas vécues comme menaçantes, comment les familles le vivent-elles ? Cela lève-t-il leur résistance aux changements ? Cela les renforce-t-il ?
Dans ces thérapies, autour des enfants victimes, le plus souvent cela a permis de réintroduire de la souplesse dans les représentations respectives des membres de la famille.
Il y a ici prise en compte de la complexité de la situation, les approches individuelles et systémiques s’interpellent, la dimension intrapsychique, et la dimension interrelationnelle dialoguent entre elles, voire s’entrechoquent. Plus on favorise le processus d’intégration, plus on se place au cœur de la complexité des phénomènes. Moins on clive, plus on est dans le respect.
Dans ce que nous appelons « le 1er modèle », nous avons voulu, à propos de problématiques précises, permettre aux niveaux individuel et familial de s’exprimer et de s’élaborer à travers un dispositif technique intégrant au maximum les interventions du thérapeute individuel et celles de l’équipe de thérapie familiale – favorisant l’interdépendance des approches et une relative interdépendance des thérapeutes.

2ème Modèle : double prise en charge « couplée »

Peu à peu, nous avons « exporté » ce modèle au sein de notre activité libérale. Naturellement, les doubles prises en charge se sont mises en place différemment :

  • Au cours, ou à la fin d’une thérapie de couple ou de famille, les problèmes d’un enfant sont évoqués et semblent justifier d’un suivi individuel.
    Anna est une jeune adulte de 23 ans. C’est suite à une thérapie individuelle qui aurait fait émerger des allégations incestueuses ou incestuelles qu’Anna vient avec sa famille en thérapie familiale « pour mettre à plat ce problème dira-t-elle ». Après plusieurs séances s’écoulant sur un an avec les parents et la fratrie, et notamment après une séance au cours de laquelle elle eut des réactions émotionnelles et corporelles fortes, ses symptômes de saut d’humeur persistant, Bernard suggère à Anna de reprendre un travail individuel. Devant son refus de retourner voir sa précédente thérapeute Bernard propose deux noms de cliniciens ayant une approche plus centrée sur le corps. C’est peut-être ce qui amena Anna à s’engager avec un nouveau thérapeute individuel.
    La thérapie individuelle mise en place, la thérapie familiale s’arrête.
  • Au cours d’une thérapie individuelle d’enfants, quand le travail piétine.

Le travail individuel avec un enfant nous met toujours en interface avec la famille. Les frontières entre thérapie d’enfant et thérapie familiale ne sont pas faciles à définir clairement, elles sont plutôt poreuses, et se redessinent constamment.
Quand on travaille avec un enfant, on connaît physiquement la famille. Non seulement lors de la 1° séance, où la rencontre est formelle : l’enfant est reçu avec ses deux parents, – mais aussi chaque début et fin de séance donnent l’occasion de croiser soit la mère, le père, le petit frère, la grande soeur, la nounou, quelques fois les grands parents, quelque fois même le petit chien….
Ces échanges informels sont loin d’être anodins quand on les prend en compte. Entre la famille et le thérapeute de l’enfant, il s’y déroule un certain nombre d’interactions directes, quelques fois décisives pour l’évolution de l’enfant.
Bien des choses du fonctionnement familial s’exposent, se donnent à voir à entendre, de manière dense et rapide.
On pourrait presque dire qu’une part réelle du travail thérapeutique « se négocie » dans ces interfaces, dans cet « entre deux ».
Peuvent s’y déployer aussi bien les résistances familiales qu’une alliance thérapeutique.
Un enfant peut entendre que les changements nécessaires pour lui ne sont pas menaçants pour la famille. Au fur et à mesure, la thérapeute peut être amenée à ratifier ces changements à travers des paroles apparemment banales. Ou au contraire le « contrôle » parental peut être omniprésent, pour que rien ne change. L’enfant est ainsi placé dans une position totalement paradoxale : à la fois il est le patient désigné : « il faut le soigner » et à la fois, on demande que rien ne change, et surtout pas sa place dans la famille. Son symptôme ayant une fonction centrale dans l’homéostasie de la famille.
Le plus souvent ces rencontres informelles, suffisent pour transformer la fonction de l’enfant dans sa famille, mais quelque fois quand les structures sont trop rigides, rien ne bouge. Dans ces cas là, la thérapie individuelle suggère soit une thérapie de couple, soit familiale. Le fait même que la famille soit aidée, ou l’un de ces membres libère l’enfant-patient désigné d’être le thérapeute de sa famille ou d’un parent et ré-activera le travail individuel, en lui redonnant un espace plus ouvert.
Tom est un petit garçon vif et intelligent, mais récalcitrant à l’égard de toute autorité notamment celle émanant d’une femme, sa mère ou sa maîtresse. Visiblement, il reprend à son compte les positions paternelles, dans un jeu d’identifications sclérosantes pour lui. Après avoir rencontré plusieurs fois les parents, il est clair qu’il y a du côté de la mère et du père des souffrances non élaborées. L’enfant est instrumentalisé par le couple, mais pour rester la thérapeute d’enfant, c’est-à-dire au service de son individuation, la thérapie individuelle ne peut pas travailler davantage avec les parents. Ils entendent cela et acceptent l’idée de voir un thérapeute de couple.
Deux noms de thérapeutes de couple sont donnés
La thérapie de couple ne se mettra pas en place tout de suite. La thérapie de Tom continuera peu de temps pendant celle de ses parents.
Dans la plupart des cas traités au cours du « modèle 2 », il est toujours question de prise en charge d’enfant, d’adolescent et de leur famille, une étape de la vie où l’autonomie des jeunes sujets est en construction.

Que pouvons-nous dire à propos de ces doubles prises en charge couplées ?

Contrairement à la première étape, nous ne recadrons pas de suite la demande initiale des patients. Nous laissons les différents niveaux – familiaux et individuels s’exprimer au fur et à mesure du travail.
C’est-à-dire que nous laissons plus d’autonomie aux patients.
Ainsi, la double prise en charge n’est plus instituée d’emblée et simultanément ; elle est décidée de manière bilatérale, elle se mettra en place en deux temps.
En laissant le choix du thérapeute, on propose soit une nouvelle prise en charge qui prendra le relais de la précédente dans un autre lieu et avec les relations conventionnelles connues des thérapeutes soit, une nouvelle prise en charge qui va se réaliser dans le même lieu avec un thérapeute du même nom, ce qui bien évidemment distille une charge métaphorique et symbolique ayant toute son importance thérapeutique dans les cas traités. L’expérience montre que c’est presque toujours la dernière proposition qui est retenue.
Il ne s’agit pas d’une prise en charge intégrée, ni d’une prise en charge parallèle, encore moins d’une co-thérapie. Nous avons pensé à une prise en charge couplée.

Quelles hypothèses pouvons nous proposer ?

C’est quasiment toujours le thérapeute qui a le plus de liens avec le prescripteur qui est choisi, sans doute est-ce là l’effet de la confiance que le(s) patient(s) ont à l’égard de la première prise en charge mais aussi l’idée que la 2ème prise en charge ne sera pas trop différente de la première ce qui menace peut-être moins le ou la patiente.
Ainsi, contrairement à ce qu’on aurait pu penser : les liens entre les thérapeutes, quels qu’ils soient, ne gênent pas la mise en place de la nouvelle prise en charge.
Est-ce seulement l’effet de la confiance ?
Le même lieu, la même adresse, la même salle d’attente, le même nom, un couple dans la vie, deux numéros de téléphone, deux interphones, deux approches différentes…le cadre même de la thérapie couplée constitue un contenant psychique, un véritable espace transitionnel offrant une possibilité de déploiement des différences.
Tout cela illustre qu’autonomie et liens ne sont pas antimoniques, et au contraire, celle-ci se met en place dans la reconnaissance et la gestion des dépendance.
Autonomie des approches, liens évidents des thérapeutes.
Ainsi, en donnant plus d’autonomie aux patients, cela a permis aussi aux thérapeutes d’être plus créatifs, et de penser à des approches inédites et plus diversifiées.
Ce modèle continue à fonctionner.

3ème modèle. Double prise en charge d’adultes

Ce modèle ne concerne pas des enfants et leurs familles mais des hommes, des femmes et leurs couples dont la principale question concerne la continuation de la vie commune avec des souffrances particulières à chaque situation ou la décision d’une séparation est difficile à prendre.

  • Evelyne et Jean sont en thérapie de couple chez Bernard Prieur depuis 2 ans. Auparavant, le couple s’était séparé au bout de 6/7 années de vie commune ; après un laps de temps de plusieurs mois, ils décident de se revoir. Les contacts sont difficiles à reprendre. Evelyne est au départ autorisée à aller chez Jean uniquement un week-end par mois. Ces « droits de visite » sont élargis progressivement grâce à la thérapie mais les différences de valeurs des 2 protagonistes s’affirment : valeurs culturelles, valeurs religieuses, valeurs familiales. La thérapie de couple permet alors de faire évoluer sensiblement les valeurs de chacun.
    Evelyne décide d’aller consulter individuellement pour faire le point sur ce qu’elle veut décider : rester ou pas avec Jean.
    Comme à chaque fois, deux noms lui sont donnés : elle choisit … Nicole Prieur.
    Bernard Prieur l’entrevoit aussi certaines fois dans la salle d’attente. La thérapie de couple ne se poursuivra que quelques mois ; Evelyne ayant le sentiment que le thérapeute de couple « n’est pas de son côté », elle claque la porte de la salle de thérapie de couple, très mécontente du thérapeute.
    Plus tard, au cours d’une séance individuelle, elle exprimera sa gratitude à son égard, auprès de sa thérapeute individuelle, car cette séance tumultueuse lui aura permis d’activer sa décision de séparation. Elle téléphonera quelques jours après au thérapeute de couple pour le remercier « en direct ».
  • Matéo et Jeannine ont 2 garçons de 6 et 8 ans. Ils sont mariés depuis une vingtaine d’années. Mateo a un mal de vivre, insatisfait de la vie quotidienne.
    Ce qui lui reste comme famille, mère et sœur, vivent en Italie du Sud.
    Jeannine est française par son père, italienne par la branche maternelle.
    Elle ne sait plus quoi faire pour aider Matéo à qui elle est très attachée. La thérapie de couple va durer 2 ans.
    Elle aura contribué à diminuer le mal être des 2 protagonistes et débouchera sur une suggestion de thérapie individuelle à Matéo – avec 2 noms de thérapeutes.
    Ce n’est qu’un an et demi plus tard que Matéo prend contact avec Nicole Prieur. C’est au cours d’une discussion informelle que Bernard apprendra cela, et sera informé du fait que Matéo reste très attaché à Jeannine mais que des expériences homosexuelles de jeunesse reviennent à la conscience et troublent fortement ses choix affectifs du moment.
    Les choses se compliquent quand il y a 2 mois, Evelyne appelle Bernard Prieur pour le rencontrer et envisager une thérapie individuelle avec lui. La situation devenant de plus en plus dure pour elle, devant faire des choix professionnels mais aussi devant agir face à l’immobilisme de Matéo.
    Désarroi, longue réflexion de la part de Bernard convaincu qu’en la gardant, la métaphore du couple de thérapeutes pourrait être un contenant psychique important pour Evelyne et un atout thérapeutique non négligeable. Mais en même temps, la tâche sera loin d’être facile « dans ce chassé croisé thérapeutique.
    Avant le 2ème rendez-vous, Jeannine apprend à Bernard par téléphone que le couple ayant l’opportunité d’un studio familial, a décidé de vivre séparément géographiquement à partir de juin.
    Ce projet précis de séparation est concomitant au démarrage de la thérapie de Jeannine dans le même cabinet que celui de son mari, mais avec un autre thérapeute.
Qu’est ce que ce 3° modèle nous apprend ?

Les liens réels et métaphoriques qui existent entre les deux thérapeutes, l’unité du lieu thérapeutique ne sont pas une entrave au travail de séparation du couple, au contraire il semble que cela puisse servir paradoxalement de « garant » à la mise en place d’une « bonne séparation ».
Est-ce la force de la différence qui existe entre les thérapeutes, est-ce le réel de leur indépendance théorique, est-ce le respect mutuel de chacun, la non confusion des divers niveaux travaillés, qui permet, facilite la différenciation de chaque patient et l’acceptation de ses propres limites.
Evelyne, par exemple, a fini par accepter l’idée que compte-tenu de ce qu’elle est, de ce à quoi elle ne peut pas renoncer, compte-tenu de ce que Jean est, et de ce à quoi il ne peut pas renoncer, la vie en couple demeure impossible.
Pour ne pas se trahir elle-même, la rupture s’impose à un respect de sa propre différence qu’elle ne peut plus laisser « se perdre » dans un idéal de couple qui se révèle irréalisable avec Jean.

En conclusion

L’existence de liens forts entre les thérapeutes, non seulement n’entrave pas mais au contraire peut permettre d’autant plus l’expression de leurs différences.
Les point suivants sont toutefois importants pour retenir notre attention :

1. Les liens ne viennent pas entraver l’indépendance des thérapeutes. Finalement, c’est de ces cas dont on parle le moins ensemble, même informellement. On ne sait pratiquement rien de ce qui se passe dans la salle d’à côté.
Il y a une véritable pacte de non intrusion, de non contrôle respectif.
Et cette règle là, nous la respectons, mais il est important que les patients la respectent sinon le cadre thérapeutique éclate.
C’est une des limites de ces prises en charge couplées.
Alain est venu en thérapie individuelle, après que Bernard ait proposé aux deux membres du couple de faire chacun de leur côté un travail individuel. Mais il s’est engagé dans un travail personnel avant tout pour tenter de contrôler, critiquer le travail « d’à côté », essayant de transformer la thérapeute individuel en messagère, médiatrice auprès du thérapeute de couple dans le but de faire entendre ce qu’il ne parvenait pas à faire entendre en séance de couple…. et bien sur, il espérait, dans une parfaite symétrie dont il ne parvenait pas à se défaire, il espérait qu’ayant entamé une thérapie individuelle, sa femme le suivrait, car selon lui, c’était elle avant tout qui en avait besoin… Ayant compris qu’il ne pouvait parvenir à cela dans le cadre de sa thérapie individuelle, il a repris le travail de couple.

2. Les différences se complémentarisent naturellement. Nicole, sensibilisée à la systémie, au transgénérationnel, et Bernard l’est à l’Hypnose. L’articulation entre les différents niveaux que nous travaillons respectivement se fait simplement, pour plusieurs raisons. Il y a une régulation implicite.
Sans doute parce que nos approches sont moins antagonistes que certaines.
On pourrait évoquer aussi le fait que le Ceccof depuis tant d’années n’a de cesse de s’ouvrir lors des journées cliniques aux autres approches thérapeutiques, on finit par faire tomber les murs des chapelles ;
Sans doute aussi parce que nous avons une véritable complicité intellectuelle, et connaissance réciproque. Mais ce qui me semble premier, c’est le fait que nous ayons un socle commun de ce qu’on pourrait appeler – des valeurs éthiques.

3. Partage d’une même éthique, qui se traduit par une position thérapeutique relativement proche même si nous ne travaillons pas les mêmes niveaux.
Il s’agit à la fois d’un engagement plein et entier, d’une implication réelle via une présence active auprès du patient, du couple ou de la famille, mais en même temps, on ne veut rien pour eux.
Comme l’explique clairement F. Roustang : « la guérison, c’est l’affaire du patient »
Le partage d’une éthique commune semble être la pierre angulaire de ce travail de double prise en charge. La référence à une conception partagée de l’homme sert d’écrin à l’expression des différences.

Tout ceci fait que cette pratique réintroduit du jeu c’est-à-dire de la souplesse, de la créativité en un mot de la liberté dans le système thérapeutique

* Bernard PRIEUR, Psychanalyste, Thérapeute familial, Directeur fondateur du CECCOF (Centre d’Etudes Cliniques des Communications Familiales). Auteur de « L’argent dans le couple », Albin Michel, juin 2007.