Peut-on solder ses comptes avec ses parents ?

lemonde.fr, 25 juillet 2025

Ils n’ont pas su combler, dans notre enfance, toutes nos attentes, c’est vrai. Mais s’arrêter à ce constat, c’est nier la complexité du vécu de nos parents, et entretenir stérilement la rancoeur, estime Clara Georges pour la newsletter « Darons Daronnes ».

L’autre jour, en télétravail, plutôt que de retourner chercher une douzième amande dans le bocal de la cuisine parce que je n’arrivais pas à trouver la bonne tournure de phrase, j’ai décidé de faire une pause lessive rapide et utile. Pour accroître la productivité, j’ai démarré l’écoute d’un podcast sur mes sujets de travail : « Adulescence », de Louise Aubery, sur France Inter.


J’écoutais d’une oreille distraite lorsqu’une phrase a retenu mon attention : « Goethe disait qu’être adulte, c’est avoir pardonné à ses parents », a dit l’invitée, la philosophe Sophie Galabru, autrice de Faire famille (Allary, 2023). Je n’ai pas trouvé l’origine de cette phrase, qui semble avoir été prononcée, mais pas écrite, par le penseur allemand.


En l’entendant, je me suis dit qu’il s’agissait d’une de ces citations bateau que l’on trimballe à tout bout de champ et qui peuvent être comprises dans leur acception la plus restreinte : ah, alors comme ça il faut pardonner à ces peaux de vache ? Tendre l’autre joue à ces monstres et se laisser piétiner ?


Avant de nous emballer, je vous propose de prendre le temps de réfléchir ensemble à la question. Cette phrase, comme toute bonne citation (apocryphe ou non) qui traverse les siècles, peut être lue de bien des manières.


Cheminer vers la mansuétude


Moi, elle m’a immédiatement renvoyée à la superbe BD de JeanLouis Tripp, dont j’ai parlé ici il y a peu, Un père (Casterman, 360 pages, 28 euros). L’auteur y trace un portrait sensible de son paternel. En visio, il m’a dit : « Dans ma vie, il m’a fallu dépasser l’amertume et la rancoeur pour garder la tendresse envers mon père. Sans cela, je n’aurais jamais pu écrire ce livre. Mais cela m’a pris longtemps ! » Ce à quoi il fait référence ici, ce n’est pas une méthode Coué, où l’on se répète chaque matin que l’on aime ses parents ; ce n’est pas une bienveillance forcée que l’on fait entrer à coups de burin ; c’est le fruit d’un long épluchage, d’un délestage minutieux des cordes qui nous entravent.


JeanLouis Tripp a cheminé vers la mansuétude grâce à une phrase de sa psy qui lui a dit, un jour : « Il faut accepter que nos parents sont de pauvres gens. » Accepter aussi qu’ils sont des quasi-inconnus, comme il l’écrit à propos de son père : « Mais que sais-je de lui ? Je n’ai vécu avec lui que pendant mon enfance… Alors que sais-je donc de l’homme ? »


Cette humilité-là, qui consiste à comprendre que notre point de vue n’est pas omniscient, la thérapeute et philosophe Nicole Prieur m’en a parlé à l’occasion d’un entretien récent : « J’ai un jour entendu un rabbin expliquer qu’en hébreu,  » honorer se dit  » Kavod, ce qui veut dire, au sens littéral,  » lourd. Ainsi, au plus près du texte, le cinquième commandement pourrait se traduire par :  » Rends lourds ton père et ta mère. » Cette explication a été pour elle une révélation : rendre lourds ses parents, c’est les rendre à l’épaisseur de leur vie, à la complexité de leur vécu. « Les resituer dans leurs trajectoires sans les regarder à travers ses yeux d’enfant centré sur son ego et ses manques », écrit-elle avec son mari Bernard Prieur, dans Disputez-vous bien ! (Robert Laffont, 208 pages, 19 euros).


Admettre que nos parents ont eu leurs souffrances, leurs impossibilités, et que le sens de leurs actions existe, même s’il nous échappe. C’est un chemin vers l’affranchissement, écrivent-ils. Il ne s’agit pas de pardonner à ses parents, mais de « solder ses comptes » avec eux, de liquider « un certain nombre de mécomptes de notre enfance, sinon on y entraîne nos amis, nos compagnes et compagnons ».


Cesser d’attendre


Cela peut parfois paraître trop difficile, comme l’explique la philosophe Sophie Galabru sur France Inter : « Ce qui dure très longtemps et ce qui emprisonne, c’est l’attente d’être aimé quand on ne l’a pas été ou pas assez bien. L’espoir que ça arrive un jour. Les gens qui sont otages de cette attente ne peuvent pas s’émanciper. » Dans ces cas-là, la tentation est grande de rompre. Tout un champ du développement personnel propose de couper les ponts, de s’éloigner de ses parents toxiques. Mais on sait bien que certaines attaches résistent à la distance. Que l’on peut fuir à l’autre bout du monde sans s’éloigner vraiment.


Et c’est, étrangement, le mouvement inverse que propose Sophie Galabru pour s’émanciper, en racontant son expérience intime : « Je pensais qu’on pouvait se départir, se délester, abandonner son héritage. J’ai compris que ce n’est pas possible. Plus on nie l’héritage et les ressemblances, plus on les porte. »


Pour le repos de l’âme, il est préférable, selon elle, d’incorporer notre héritage, le bon comme le mauvais ; de ressentir ce manque d’amour non plus comme un vide, mais comme un plein, en quelque sorte. « C’est lorsqu’on dit :  » je viens de quelque part, j’ai reçu des choses, que l’on se distancie. » A ce moment-là, on peut cesser d’attendre de ceux qui nous ont blessés qu’ils nous donnent l’amour manquant, qu’ils nous réparent.


De toute façon, nos parents ne nous donneront pas ce que nous attendions, m’expliquaient Nicole et Bernard Prieur lors de notre entretien. C’est même un malentendu originel. Alors, m’ont-ils dit, mieux vaut, un jour, passer nos blessures d’enfance « par pertes et profits ». Encore une affaire de comptes…


Sur ce, je vous laisse. Je vais faire travailler les additions et soustractions à mes enfants et leur lire Goethe en V.O. pour les préparer à tout ce qui les attend. Ou alors, on va plutôt aller manger une glace et s’en mettre partout et advienne que pourra !