Le concept de trahison en clinique individuelle et familiale

co-écrit avec Bernard Prieur in Psychiatrie Française – « Les conférences de Lamoignon » – déc. 2005

1- La trahison comme paradigme de l’ambiguïté humaine

Des non-dits suspects

Le sentiment d’avoir été trahi, la peur de trahir émergent souvent au cours des thérapies. La trahison est omniprésente dans l’histoire des individus, comme dans celle de l’humanité. Elle apparaît comme une des plus fidèles compagnes de l’homme, ce qui est tout de même un comble pour cette adepte de l’infidélité.
Subie ou agie, avouée ou déniée, elle constitue une des expériences au monde les mieux partagées. Nul n’y échappe, ni la famille, ni la fratrie, ni le couple. On se trahit entre amis, entre collègues, entre Etats.

Pire encore, elle est là quoiqu’on fasse, ou qu’on ne fasse pas, quoiqu’on dise ou qu’on taise, elle est là dans nos mots, dans notre mémoire, dans notre corps. Bien souvent, on se trahit soi-même avant de trahir les autres. Le traître n’a quelque fois même pas le sentiment de trahir. C’est bien cette trahison agie à notre insu, malgré soi qui nous intéresse le plus, car c’est celle que l’on rencontre le plus souvent dans les familles.

Et pourtant, la trahison avance masquée derrière des non dits étonnants. Elle se drape derrière des silences sournois.

Les trahisons familiales, surtout, restent vierges sur le plan conceptuel. Quand nous avons commencé à travailler sur ce thème. Nous avons été surpris du peu de textes existants sur ce processus. C’est d’autant plus étonnant et regrettable que les trahisons peuvent avoir des conséquences lourdes, on le sait voire pathologiques (dépression, anorexie, suicide, ….) sur les hommes, les femmes, les enfants. Elles confrontent chacun à des pertes inexorables, à des deuils difficiles. Elles constituent, pour le moins une atteinte narcissique.

Pourquoi est-ce si difficile de la prendre en compte ? Finalement, ne trahissons nous pas quelque chose de l’humain quand nous ne voulons pas reconnaître cette part inéluctable du mal. Ne risquons nous pas de nous trahir nous-mêmes, en tant que cliniciens, si nous ne prenons pas le temps d’y regarder de plus prés.
La trahison n’est pas comme on a voulu nous le faire croire l’apanage des immoraux, des malades, elle n’est pas un accident de la relation. Elle fait partie intégrante de notre subjectivité, de nos liens, de l’inter-subjectivité.

Ouvrir le champ sémantique de la trahison, déconstruire un peu les évidences qui s’imposent, s’avèrent urgent quand on travaille en clinique.

Bien souvent, le terme de trahison à lui seul fait peur, il exerce comme une sidération. Le mot a une valeur à la fois déclarative et conclusive. « Il-elle m’a trahi(e) »- En lâchant cet aveu, tout semble dit, ce qui est une manière de ne rien dire du tout. La parole s ‘arrête comme suspendue. Et « la chose immonde », est d’autant plus dévastatrice qu’elle demeure hermétique comme un bloc monolithique et impénétrable. La charge morale lourdement attachée à ce concept inhibe, et empêche toute analyse critique.

Or, plus on maintient la trahison sur le registre de l’in-concevable, de l’ir- représentable, de l’in-nommable, plus on risque d’en renforcer le versant destructeur. Pour mobiliser les forces de rebond, il importe d’y mettre les mots justes. Bien sur, les trahisons ferment quelque chose, clôturent un temps révolu de manière violente, brutale, brûlante, mais elles peuvent aussi bien être engendrement, nouveau départ. Car oui, après la trahison, il peut y avoir une Re-naissance possible, voire un véritable accomplissement de soi. Plus on se familiarisera avec ce processus, plus on pourra en faire advenir les forces émergentes.

La trahison, comme processus d’évolution

Cependant, les choses ne vont pas être aussi simples.
Elle apparaît comme insaisissable, elle revêt des figures protéiformes, contradictoires, subtiles qui ne se livrent pas d’emblée. Elle glisse sans cesse entre les mots. Elle échappe et déborde les définitions les plus rigoureuses. Elle peut avoir l’air d’une infidélité, comme d’une trop grande fidélité. Toutes les figures de trahisons n’épuiseront jamais sa complexité.

Tentons une première approche étymologique

Trahir, vient de Tradere , qui veut dire en latin : livrer- faire passer.
Trahir signifiera par extension : abandonner, dénoncer, déserter. Retenons cette idée de passer d’un camp à un autre, assimilé rapidement à un camp ennemi.
Notons aussi que le même verbe Tradere, est à l’origine d’un autre mot en français : tradition- intéressant !

Tradere ici a un sens quelque peu différent : il signifie remettre, transmettre.
Il y a bien là aussi une idée de passage. Dans un cas, il ouvre sur un ailleurs antagoniste, il y a un dé-placement, qui implique une rupture des alliances, une fracture dans l’ordre des appartenances, une brisure temporelle. Dans l’autre cas, c’est un passage qui s’effectue à l’intérieur du camp- passages de savoirs, une transmission de valeurs, de savoir- faire, et qui renforce les liens internes, en les structurant à travers le temps et les générations. La transmission permet quelque chose de l’ordre de l’em-placement.

La trahison serait-elle l’autre versant de la tradition ?

L’évolution tant individuelle que familiale se tisserait-elle pas dans une dialectique entre tradition et trahison ? La transmission inscrit le sujet dans ses filiations et appartenances irréductibles, et la trahison le pose dans sa différence. La place de chacun- « chaque-un » ?-ne se constitue-t-elle pas dans une alternance sans fin entre emplacement et déplacement? Comment passons-nous de la place à laquelle les autres nous assignent, à la place à laquelle on aspire ?

Le changement peut-il faire l’économie de la trahison ? Trahir, c’est briser l’horizon donné, c’est une aventure toujours douloureuse qui parle d’une liberté humaine sans cesse à conquérir.

Entre innovation et immobilisme, entre conservatisme et changement, la trahison tisse la trame de l’histoire tant individuelle que sociétale. Elle est ce geste, qui inlassablement, oppose fidélité et mutation. Est-il vraiment possible de sortir de cette dialectique ?

La trahison met en évidence ce moment particulier où le sens se perd, mais aussi où il peut se refonder autrement. Et souvent en tant que clinicien, nous intervenons dans le creux de la vague, au moment où les chaînes associatives familiales sont perdues, où les liens ne font plus sens. Comment nous plaçons nous face aux déplacements de nos patients ?

L’ambiguïté essentielle de l’être humain

Arrêtons nous sur l’exemple de Judas, figure emblématique du traître. Tout est plus ambigu que cela en a l’air.

Ambigu, déjà du côté du trahi. Jésus sait qu’il va être trahi. Il l’annonce explicitement, à plusieurs reprises à ses apôtres : « l’un de vous est un diable… » … « Ce que tu as à faire, fais le vite….. »

Jésus sait donc, pourquoi reste t-il à la place de la victime ? Pourquoi ne se protége-t-il pas ? Fallait-il que le traître aille jusqu’au bout de son geste ? La trahison est-elle un acte fondateur indispensable ? En tous les cas, elle a bel et bien une fonction qu’il faut interroger.

A travers le jugement qu’elle porte à Judas, l’église va bâtir son empire moral, fondé sur le dualisme, le clivage irréductible du bien et du mal, incarné respectivement par Jésus et Judas.

Désormais, pour se protéger, se préserver, le groupe va devoir repenser les liens de ceux qui restent, les renforcer, reconsolider les pactes. L’acte aura finalement permis de refonder la cohésion interne du groupe, renforçant le sentiment d’appartenance de ceux qui restent.

Et le mythe du traître, l’ « autre » irrémédiablement mauvais, corrompu sans scrupules va servir de pierre angulaire à la construction, et au maintien de la morale défendue. Cela suppose que le crime soit rappelé sans cesse. A travers les récits, le mal est nommé, stigmatisé. L’interdit est rappelé. Le groupe peut se fédérer autour de l’horreur suscitée.

Le « mauvais » est externalisé ; le traître aura permis d’évacuer la dimension interne des conflits. L’exclusion du « Mal » devient alors une tâche sans relâche et justifiant le pire, s’effectuant quelques fois au prix de violences terrifiantes au regard desquelles le geste paria peut paraître dérisoire.
On le voit l’acte est une chose, et le récit qu’on en fait, en est une autre. La narration de la trahison quelque fois amplifie sa portée, lui donne une dimension idéologique très forte. La chronique de l’événement véhicule et propage tout un ensemble de valeurs, de modélisations. Le récit de la trahison se doit d’être édifiant.

En fait, c’est tout un système social, idéologique qui se raconte dans sa manière de délimiter les formes de trahison, de la désigner ou de ne pas la désigner.

Ambiguë aussi du côté du traître, son acte ne peut être réduit à une simple fourberie, Judas rendra les piastres reçues pour son forfait. Il se repentira, mais ne sera jamais pardonné. Judas ne semble pas avoir réglé son appartenance spirituelle. C’est peut-être avant tout un personnage tragique, déchiré, tiraillé entre ses deux filiations religieuses. Il ne peut se résoudre à choisir, à considérer que l’une de ses filiations serait « meilleure » que l’autre. Clivage de loyautés dévastateur.

Et puis, Judas s’est-il suffisamment senti accepté par Jésus ?

Judas Iscariote est le seul des apôtres à être originaire de Judée, les onze autres étaient des galiléens. Dans les Evangiles, son nom est le plus souvent cité en dernier, et flanqué d’un adjectif qui le dénonce comme infâme- avant même que son geste ait eu lieu. Placé d’emblée dans une position de traître, il a fini par le devenir.

Qu’est ce qui rend traître ? Qu’est ce qui pousse à trahir ? La trahison n’est peut-être qu’une réponse à une situation qui se présente comme une impasse.

Judas aurait-il trahi Jésus aussi, quand il a mesuré le péril que celui-ci représentait pour sa communauté d’origine, le peuple juif. Son acte serait-il une tragique fidélité à ses premières croyances. Il est celui qui ne s’assimile pas complètement et qui ne renie pas totalement sa foi d’origine. Il est resté au milieu du gué, du passage il ne peut choisir. Est-ce cela son plus grand crime ? Finalement, le tragique ne viendrait-il pas du fait qu’il n’a pas accompli sa trahison jusqu’au bout ?

Quoiqu’il fasse, ou ne fasse pas, il trahit.

Participant à deux groupes incompatibles, il est devenu un double étranger, un double infidèle, un double paria .Son existence trouble la clarté des lignes de démarcation entre le dedans et le dehors, entre sa famille d’avant et sa famille d’après la rencontre avec le Christ. La trahison interroge les limites et frontières incertaines et nécessaires, les ruptures inachevées et peut-être impossibles.

Nous sommes tous des Judas

Notre identité se structure autour de multiples appartenances, participant quelque fois à des systèmes de valeurs antagonistes, et qui ne peuvent éviter les conflits de loyautés.

La réflexion sur la trahison nous amène à prendre en compte l’hétérogénéité de l’être humain, à le situer dans sa globalité. C’est-à-dire à considérer l’homme comme sujet psychique,inscrit dans un corps , dans une sexualité, impliqué dans une famille,en tant que fils, petit fils, frère, mari, père, grand père, oncle, parrain…mais aussi participant à une société, une culture, une religion, une idéologie, une sphère amicale, un milieu professionnel, comme citoyen du monde,sujet écologique inscrit dans les sphères du vivant…

Derrière le « Je », une multitude d’êtres se dissimulent; Nous existons dans une mosaïque de vécus. De chaque place où nous nous tenons, plusieurs identités campent en nous. Le sujet n’est pas un, il est pluriel ; et cette pluralité entraîne inévitablement des déchirements.

Car toutes ces positions vécues en même temps génèrent inévitablement des conflits de valeurs, conflits de loyauté.

Cette mosaïque porte en soi les stigmates de la trahison. Etre mère, suppose que l’on soit un peu moins fille. Etre femme, demande que l’on soit un peu moins mère. Il y a sans cesse des négociations intérieures, des renoncements inévitables. Notre équilibre intérieur nous amène sans cesse à des compromis avec nous-mêmes, voire des compromissions entre la tyrannie des idéaux, nos forces pulsionnelles, les contraintes de la réalité.

Il y a donc toujours une partie de soi qui se sent trahie par une autre. Cela constitue une blessure pour le sujet à la recherche de son unité constituante.
Unité difficile voire impossible, brèche intime, sentiment troublant de non coïncidence à soi-même. Heidegger parlait de dis jointure du sujet.

Douloureux, bien entendu, mais pour E. Levinas « Exister, c’est briser l’unité »
La trahison à soi-même, ou plus exactement en soi-même, permet de mettre du jeu à ses différents « je », et de vivre sur plusieurs registres.

Soi-même comme un traître, ou le chemin de l’éthique

Oui, la trahison est du registre de l’ambigu, et c’est bien cela qui est intéressant.

Ambiguïté déroutante, à plus d’un point de vue, mais ambiguïté qui se révèle être le lieu insondable de la liberté et créativité, donc de la dignité humaine.
Resituer l’individu dans son côté énigmatique, dans son ambiguïté irréductible, me semble être un préalable à la rencontre éthique.

Si nous nous sommes intéressés à ce concept de trahison, c’est qu’il se présente comme un paradigme de l’étrangeté de l’homme, et en même temps comme un moyen de l’approcher, tout en la respectant.

C’est bien ce passage étonnant et paradoxal de la trahison à l’éthique qui se révèle quand on se libère de la représentation moraliste et réductrice de la trahison.

L’éthique serait cette conscience toujours renouvelée qui permet de mesurer que le traître est d ‘abord en soi, au cœur de notre pensée, de notre parole, de notre connaissance. L’éthique serait la conscience de notre vulnérabilité qui fait de nous, des hommes, des femmes fragiles qui nous croyons puissants.

Rester vigilant à cet affleurement de la trahison peut la rendre moins tragique à force de la savoir imminente. Peut être devenons-nous sujet quand nous mesurons précisément qu’elle est toujours virtuellement présente dans toute relation interpersonnelle, et qu’elle fait inexorablement partie de nous.

Peut-être la trahison terrorise-t-elle à ce point, parce que au fond, elle nous renvoie à une terrifiante responsabilité. Car être traître, ce n’est pas être lâche.

La trahison nous met face à la responsabilité incessible, irrémissible qui nous lie aux autres, parce qu’elle révèle les conséquences imprévisibles de nos actes, bien au-delà de nos intentions et dont nous avons à répondre, Judas ne devait pas se douter que son acte aurait des conséquences sur tant de générations. Se rendre compte que l’on a trahi, cela nous renvoie à cet engagement éthique qui nous déborde de toute part, au-delà même de nos projets, de nos désirs. Il y a toujours un au-delà de nos gestes, de nos paroles, que nous ne pouvons maîtriser et pourtant dont nous sommes responsables.

« Etre soi, c’est avoir toujours une responsabilité de plus… le nœud de la singularité, c’est la responsabilité » l’éthique, c’est la rupture de l’indifférence.

Affronter la responsabilité dans laquelle je suis engagée, au-delà même de mes intentions, même si ce n’est pas cela que j’ai voulu, c’est peut-être cela la rencontre éthique.

La trahison interroge les limites du savoir

Une réalité diffractée

On peut retenir ici, l’aspect kaléidoscope de la trahison, les jeux de miroirs qui la traversent. Ces jeux de miroirs la rendent difficilement repérable et en même temps la constituent.

Elle implique, au moins, trois lieux, trois moments, trois mouvements antagonistes ; ainsi elle ébranle les trois dimensions de l’existence : le temps, l’espace, la dynamique

Il y a le lieu que l’on quitte, qui correspond au temps de la séparation, de la rupture, et qui représente un mouvement vers l’extérieur.

Il y a le lieu de la transition, le temps de l’hésitation, de l’entre deux, qui représente un mouvement de va et vient.

Il y a le lieu que l’on veut rejoindre, le moment de la construction, de la nouvelle appartenance, mouvement de réintégration, d’un nouvel emplacement, la reconnaissance d’une nouvelle légitimité.

Le regard porté sur la trahison dépendra de la place d’où on se tient. On imagine bien que la personne abandonnée ne fera pas le même récit que celle qui sera rejointe ; elle n’aura pas le même regard sur celui qui opère le déplacement. Personne ne peut nommer et désigner de la même manière une trahison, personne n’éprouve la même trahison. Chacun n’en attrape qu’un bout, n’en vit qu’un aspect.

La trahison renvoie à une réalité qui ne peut être appréhendée, représentée que d’une manière diffractée, antagoniste ; que d’une manière déplacée –pourrait-on presque dire. En famille, le récit peut-il être unique ? Dans une famille, qui la désigne? Qui la juge ? Qui en fait le récit, qui en définit les frontières?
Ce qui rend plus difficile encore le repérage dans la famille, c’est qu’il n’est même pas besoin qu’il y ait un acte spectaculaire pour que le sentiment de trahison émerge.

Un simple déplacement du regard parental par exemple, quand naît un deuxième enfant peut-être vécu comme un abandon, un risque de remplacement, donc de trahison.

Les parents, en faisant une place au nouveau venu ne font rien d’autre que ce qu’ils ont à faire, et pourtant l’aîné peut le vivre comme une trahison. On le perçoit bien dans la clinique des rivalités fraternelles.

Tout récit de trahison reste donc partial, partiel. Mais n’est-ce pas le propre de tout récit ?

Quand nous croyons savoir, que savons nous au juste ?

Une page toujours manquante

Connaissez vous cette histoire juive- tirée des récits hassidiques de M. Buber ?
« Cela se passe dans une école rabbinique. Un élève demande au grand Rabbin : « Expliquez moi, comment se fait-il que dans le Talmud de Babylone, chaque traité commence à la page 2 ; il manque toujours la première page. »

Voici la réponse du Rabbin : « L’homme d’études, quelque soit le nombre de pages qu’il aura lues et méditées, ne doit jamais perdre de vue qu’il n’est pas encore parvenu à la première page »

Quand on croit savoir, en fait, on ne saurait rien encore. L’absence de cette première page rappelle sans cesse que nous ne sommes que dans une connaissance approximative, incomplète, inachevée.

Commencer systématiquement par le chiffre 2, par la page Deux, cela fait terriblement désordre. Tout se passe comme si l’absence de la page « Une » était faite pour nous inviter à une déconstruction permanente. Toute construction de discours appelle un recommencement incessant. Le réel s’énoncerait dans un dire qui doit sans cesse se dédire. L’absence du chiffre Un, serait un rappel permanent et irréductible de cette absence de fondement.

Car, ce n’est pas n’importe quelle page qui manque, ce n’est pas la dernière, ni celle du milieu, c’est la première, celle d’un commencement, d’une origine. La signification du texte prend appui sur une lacune originaire.

L’absence menace le savoir et en même temps il en surgit, c’est de ce non lieu qu’une parole advient. Ce qui s’écrit, s’écrit depuis une vacuité qui le précède et à la fois le supporte. La vie est ainsi posée comme une intrigue, le monde comme une énigme, le savoir n’épuise jamais ce qui est su, la pensée ne vient jamais à bout de ce qui est pensé, le vu renvoie sans cesse à ce qui est non vu. Le mystère n’est pas une manifestation du réel, il en est la condition même.
Très moderne, cette histoire. Très proche de ce que disait G. Deleuze : « On ne vit qu’à la pointe de son savoir, qu’à la pointe extrême qui sépare notre savoir de notre ignorance ». Finalement cette absence ouvre la possibilité d’inventer un logos toujours à la recherche de lui-même et sans cesse renouvelé.

Des représentations décalées

Et surtout très proche de M. Foucault. Dans « Les mots et les choses », il démontre que les savoirs se constituent dans des « nervures secrètes. Il parle du « sol premier des savoirs », de «point aveugle » des civilisations, de l’« identité noire » des cultures autant de mots pour désigner ces premières pages qu’il tente de mettre en évidence, car elles sont le lieu in sondé du pouvoir.
Premières pages qui sont en fait « l’espace d’ordre » parce qu’elles ordonnent la construction de la culture, et construisent les savoirs. Mais ces « Espace d’ordre », ces « sol premier » émanent d’un impensé, comme si cet impensé était la page « Une » que chaque civilisation, chaque époque avait besoin de se raconter pour déterminer ses lois, sa morale, sa médecine- C’est à partir de ce socle, impensé que les êtres vont être définis, classés, les uns fous, normaux, gardiens de prisons, homosexuels…, qu’une clinique se définira, dans une illusion de liberté.

M. Foucault s’appuie sur les positions de Nietzsche, qui sera le premier, en occident à nous parler de l’absence d’origine, l’absence de tout fondement, ce qui selon lui nous libère d’avoir à retrouver des vérités qui auraient été perdues, qui seraient à rechercher dans des commencements inaltérés ou dans une subjectivité pure. Pour lui, toute parole qui s’énonce comme vérité, est toujours la mise en œuvre d’une violence qu’on impose aux choses, aux êtres, au monde.

M. Foucault dégage trois grandes époques.

– La Renaissance, cette page Un évoquait une transparence du réel, une coïncidence entre le savoir, le monde, dieu, la révélation.

– A l’époque classique, cette page manquante met en évidence les représentations et l’écart qui existent entre les représentations et les choses, mais cet écart semble réductible, toujours grâce à la Raison qui doit se séparer des dangereuses passions et émotions.

– Après la révolution, jusqu’à l’époque moderne, on découvre qu’il y a un dehors de la représentation. La chose ne se livre pas toute entière dans la représentation.

L’espace potentiel de la trahison

C’est donc sur le mode du décalage, de l’inadéquation que se construit le rapport du sujet au réel.

Si inconfortable que soit cette non coïncidence, n’est-elle pas le lieu insondable de la liberté et de la créativité humaine ?

En tant qu’homme, je m’appréhende toujours dans l’angoisse du flou, de ce que je suis, et toutes les représentations que j’ai de moi, que les autres ont de moi, n’épuiseront jamais ce que je suis.

Bien entendu, cette non coïncidence, nous n’avons de cesse de tenter de la réduire.

Le mystère nous menace et dans notre besoin de rationalisation, nous n’avons de cesse de vouloir le cerner.

Il ne s’agit pas de rester ignorant, mais il s’agirait de savoir que tout savoir est déjà trahison.

« Toute connaissance suppose une inadéquation » Levinas « Le savoir sait les choses qui en tant que sues perdent leur altérité. En tant qu’ap-prendre la pensée comporte un prendre, une saisie sur ce qui est appris. La pensée est déjà possession, esquisse d’une mainmise »

La trahison est là : croire que l’on sait quand, en fait, on ne sait rien encore,
Nous serions toujours dans la tension existentielle suivante : l’être est réfractaire à toute définition et en même temps, en tant qu’homme, je ne peux pas ne pas chercher à thématiser, théoriser, prendre et apprendre.

Les trahisons nous ont fait découvrir un espace bien particulier. L’espace du « Entre », le lieu de l’intermédiaire. Elles se glissent «entre » le mot et la chose désignée, « entre » la tradition et la transgression, « entre » le moi et le surmoi…..

Cet espace intermédiaire évoque l’espace transitionnel de Winnicott, qui se trouve être aussi le lieu de la créativité. C’est une troisième aire immatérialisable et pourtant bien réelle, elle constitue une entité à part entière, qui n’est ni tout à fait la réalité subjective, ni seulement la réalité objective du monde.

« Il s’agit d’une aire qui n’est pas remise en question parce qu’on ne demande rien pour elle, sinon qu’elle existe en tant que place où l’individu peut se reposer, alors qu’il est perpétuellement engagé dans la tâche de séparer les réalités interne et externe pourtant liées entre elles… L’aire intermédiaire à laquelle je fais référence, est une aire dans laquelle le bébé peut se tenir entre la créativité primaire et la perception fondée sur l’épreuve de la réalité » »

C’est donc un espace dans lequel nous nous mouvons tous, dés le plus jeune âge ; qui permet d’articuler à la fois l’expérience subjective, et l’expérience de l’objectivité du monde, un endroit où l’imaginaire recrée le réel qui s’impose, le lieu où s’articule le dedans du sujet et le dehors de la vie.

Cet espace n’appartient à personne en particulier, c’est pourquoi il n’est pas contestable, et se trouve être en même temps partageable. Il se redessine en fonction des acteurs en présence, et se recompose selon les circonstances, en offrant à chaque fois de nouvelles perspectives.

C’est un espace insituable, c’est un lieu indéfini, toujours offert, à resculpter sans cesse, malléable comme une pâte à modeler ; et qui paradoxalement permet à chacun de trouver sa place, de l’ajuster et à ses besoins propres et aux contraintes contextuelles. Cet « espace transitionnel » est un véritable « espace potentiel ». Il se trouve être le séjour du jeu, c’est en jouant qu’on habite ce territoire immatériel.

Le lieu du changement n’est ni En soi, ni par Autrui, il est « Entre Nous », véritable lieu de l’altérité.

2- La relation interpersonnelle peut-elle faire l’économie de la trahison ?

Peut-on ne pas trahir ?

La vie nous est donnée, et ce don crée le lien.
Le bébé, dés sa naissance, et sans doute avant, reçoit toute une infinité de choses. Héritages impalpables mais puissants, invisibles mais agissants, qui constituent une assise originaire absolument indispensable, et qui soumettent l’enfant à d’importantes contraintes de développement.

Sa position de donataire le rend simultanément redevable. Il n’a pas sitôt poussé son premier cri qu’il croule instantanément sous les dettes, et sur ses frêles épaules s’accumulent d’importantes attentes.

Une bonne fée bien inspirée pourrait chuchoter : « Courage bébé, on peut très bien s’en sortir, à condition d’être vigilant et un peu traître sur les bords. »
En retour de tout ce qu’il reçoit, le bébé se trouve, en effet, lié par tout un système de loyautés, véritables liens éthiques qui structurent et régulent les relations intra familiales et assurent la continuité du groupe. Etre loyal implique d’intérioriser les attentes du groupe, et d’adapter un comportement conforme à ces attentes.

Ainsi, le don crée la dette, qui à son tour engendre des loyautés.
La question qui se pose à tout un chacun : jusqu’où être loyal ? D’une part, ce que reçoit un enfant est tellement incommensurable qu’il ne pourra jamais –quoiqu’il fasse -s’acquitter de sa dette. Le don est tellement profusion qu’il est sans commune mesure avec ce qui pourrait être « rendu ».

D’autre part, les attentes à son égard sont démesurées et imprécises, tenaces et improbables. Il faudrait être l’enfant idéal de papa, de maman, de grand-mère, de grand-père, de la grande sœur, du petit frère, de la nounou…… strictement illusoire !

Etre redevable envers les générations passées, constitue bel et bien une loi humaine. Qu’on le veuille ou non, nul ne peut « ramener » les compteurs à zéro. Au regard de cette insolvabilité, et de l’impossibilité de répondre aux attentes du groupe familial dans son ensemble, tout enfant est déloyal, mais en plus il le reste toute sa vie.

Entre le don, et la dette, la croyance, la loi, il n’y a pas de formes possibles d’équivalences, pas de convertibilité possible.

Ainsi, traîtres nous naissons, traîtres nous mourrons.

Immorales, donc les relations humaines, certes, mais pas dénuées d’éthique.
Pour E. Levinas (Entre nous ; P261) : « l’éthique serait le rappel de cette fameuse dette que je n’ai jamais contractée »

Une des spécificités du lien familial, consiste à « rendre » non pas à celui qui nous a donné, mais surtout aux générations futures. C’est devant l’avenir que nous sommes avant tout responsables. L’obligation majeure dans laquelle la vie nous place, c’est celle de transmettre à notre tour, d’engendrer un temps nouveau, en invitant d’autres êtres à être, que ce soit dans la famille, dans le travail, dans nos divers engagements.

Entre les mouvements descendants des dons, bien plus nombreux et les mouvements remontants des loyautés, existent une véritable dissymétrie, une certaine non réciprocité, ce qui garantit l’impulsion vers l’A-venir.

La trahison au cœur même du don

La trahison interroge la dimension du don. Qu’est ce nous faisons de ce qui nous est donné ? Que faire de nos héritages ?

Le don suppose la transformation imprévisible de ce qui fut donné. C’est cela qui parait essentiel.

Dans la chose donnée quelque chose prend corps en dehors de soi, dans une réalité désormais impossible à saisir, à maîtriser.
Transmettre, d’ailleurs ce n’est pas seulement donner, c’est accueillir la possibilité d’un autre sens, c’est accepter que le donataire vienne briser le sens que moi je donne aux choses et à la vie.
Le don est événement, il est rencontre du visage de l’autre dans ce qu’il a de plus irréductible.

Pour Derrida, un don qui ne s’oublie pas lui-même, qui n’oublie pas le fait qu’il est un don, n’en est pas un.
Là où il y a de la conscience de donner, le don ne peut être attesté. Il ne suffit pas de donner à fond perdu, en se disant qu’on n’attend rien, il s’agit de ne même pas avoir conscience de donner.
Là où je sais que je donne, où je dis »voilà je donne », le don est détruit. Parce qu’en disant je donne, déjà je commence à me remercier, sans parler des remerciements attendus de la part de l’autre.

Ainsi le mouvement de reconnaissance n’appartiendrait pas à l’expérience du don.
Si vous me donnez quelque chose, je commence par dire merci. Merci vient de Merces- marché, marchandise. Quand je dis merci, je commence à rendre. La reconnaissance esquisse déjà un mouvement de restitution, et la restitution, selon Derrida, détruirait le don. Le don appartient inéluctablement à l’élément de l’ingratitude.

Donner, transmettre, c’est peut-être avant tout se préparer à être trahi ?
Et du côté du donataire, grandir, c’est peut-être se préparer et apprendre à trahir.

L’héritage est peut-être avant tout un objet de trahison, un objet à trahir. Nous sommes inévitablement la résultante de notre passé, mais exister, c’est transformer sans cesse l’héritage en histoire, c’est-à-dire en futur à inventer. Grandir est toujours un acte violent. Grandir, c’est trahir. Car à bien des égards les gestes de trahison se révélent nécessaires.

Il n’est jamais trop tard pour trahir ses parents

A la mort de son père, Abram entend l’appel de Dieu : « Va vers toi ; de ta terre, de ton enfantement, de la maison de ton père, vers la terre que je te ferai voir quand tu y parviendras. » (Genèse 12-1)
Devenir soi s’effectue par l’abandon de ce qui nous a engendré : « L’homme abandonnera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme. » (Genèse 2-24). C’est désormais à une autre voix que celle de ses parents qu’Abram va obéir .

S’ensuit pour Abram un long périple. Le sujet ne peut-il se trouver que dans une certaine forme d’exil ?

Cela permet au jeune adulte de transformer ses images parentales, d’y introduire de la mobilité. La névrose, c’est être figé dans la répétition de notre relation aux parents.

Abram rencontre Saraï, mais pas d’enfant à l’horizon de leur désir.
La trahison n’est-elle pas suffisamment accomplie ? Dieu en personne le pousse à rompre avec l’ancienne alliance familiale pour contracter avec lui une nouvelle alliance. Celle ci s’effectuera par la chair, puisqu’elle se concrétisera par la circoncision.

Saraï reste toujours stérile.
Il faut encore un pas de plus. IL faudra changer de nom. Abram devient Abraham. Saraï, devient Sarah. Un « H » qui change subtilement le sens de l’identité de chacun. Abram , voulait dire « père élevé » – inaccessible ? Hautain ? Abraham signifie « père d’une multitude ». Saraï voulait dire « ma » princesse, Sarah « La princesse ». La possession faisait obstacle.

Ainsi quand Abraham et Sarah, peuvent se reconnaître dans leur souveraineté, mais aussi dans leur capacité de renouveler leur identité respective, de se créer mutuellement, alors la promesse de l’engendrement peut se réaliser. Même très âgés – Abraham avait 100 ans, Sarah, 90 ans, le couple peut enfanter.

En ayant un nouveau nom, Abraham accède à une nouvelle identité.
Je rapprocherai cela d’une phrase de R. Char: « Il n’y a pas de progrès, il n’y a que des naissances successives. »

Ce que montre ce mythe, c’est que les naissances successives ne sont pas des auto-fondations du sujet, tel que le suggère le cogito de Descartes – je pense, donc je suis ; ce n’est pas la pensée qui fonde le sujet. Mais Abraham nous montre à quel point l’intersubjectivité est fondatrice ; et nous révèle toute la profondeur de l’altérité. Il ne s’agit pas seulement de reconnaître l’autre dans sa différence, son individuation, mais il s’agit d’une véritable dialectique dans laquelle le soi s’expose à l’autre, et se laisse transformé. Sans cette modification mutuelle est-on en relation ?

Prendre le risque de ne plus être fidèle à soi-même

Cette analyse prend appui sur une conception de l’individu inspirée de certains phénoménologues – Levinas, Ricoeur, Merleau-Ponty.

Ce dernier déclarait : « L’homme est miroir pour l’homme… c’est l’autre qui me donne mon visage »

Je suis en partie invisible à moi-même, et c’est toujours autrui qui me révèle une part de cet invisible que je porte. C’est autrui qui atteste que cette part lui est visible. Et cela aboutit au pire et au meilleur de la rencontre. Quand l’Autre fait de mon invisible seulement le champ de ses projections, de ses désirs, la relation devient aliénation.

Mais ce regard de l’Autre peut aussi opérer un étonnement de soi, toujours renouvelé. Il peut m’aider à être plus présent à moi.
Etre soi, suppose et implique une mobilité, un déplacement ontologique incessant. Tout le paradoxe de l’humain se dévoile: On ne se trouve, qu’en étant toujours un autre. L’homme n’est pas, il est en devenir incessant. Il n’existe que dans l’émergence de figures nouvelles ; dans une altération constante de soi-même.

Pour exister dans sa dignité d’être vivant, il faut sans cesse se défaire de ce qu’on est.
Cette conception nous amène à réviser notre illusoire et frileuse volonté d’être fidèle à soi-même. Car nous ne sommes jamais tout à fait identiques à nous-mêmes. Ne pas être adéquat à son image, briser l’enfermement de la fidélité à soi-même, c’est refuser sa finitude

Tout le paradoxe de l’humain se dévoile: On ne se trouve, qu’en étant toujours Autre.
La trahison s’impose donc déjà comme un vécu intime. Le traître, ce n’est pas toujours Autrui. La trahison est inscrite au cœur même de notre subjectivité, tapie dans notre pensée, notre connaissance, de notre parole, de nos représentations. Sous cet angle là, elle apparaît comme consubstantielle à l’humain, dans un lieu insituable de la subjectivité mais d’où peut émerger des renouvellements de soi incessants.

3 -Trahison et clinique

En quoi cette réflexion peut-elle être utile en clinique ?

Parce qu’il est dérangeant, ce concept peut aiguiser notre vigilance vis-à-vis de notre pratique. Notamment en nous aidant à clarifier et à approfondir notre conception de l’homme et nos positions éthiques.

Que fait-on de la trahison, subie ou agie, quand elle surgit dans la vie de nos patients ? Quand elle s’insinue dans le contexte même de la thérapie ? Dans les thérapies d’enfant ou d’adolescents, la question est quasi présente. On sait bien que ce qui est le plus difficile, c’est l’interface avec les parents. Peut-on leur parler sans trahir l’enfant, sans trahir le processus thérapeutique ? Peut on se taire sans trahir leur confiance ? A chaque cas sa théorie, et donc sa réponse comme disait M. Erickson.

Sans aucun doute, ce concept résonne-t-il différemment pour un thérapeute individuel et pour un thérapeute familial. Nous ne travaillons pas sur les mêmes trahisons, ni sur les mêmes moments de sa manifestation.

Processus d’individuation et trahison en thérapie individuelle

L’histoire de Gisèle : un enchevêtrement de trahisons dont la famille s’est fait le théâtre. Gisèle a 27 ans, quand elle consulte pour une thérapie individuelle.
Elle évoquera d’emblée ce qui apparaît comme sa problématique centrale: La trahison à elle-même.

« Il y a longtemps, quelqu’un est mort. Quand cette personne est morte, tout s’est effacé, ce que j’ai vécu avec lui a complètement disparu de ma mémoire. A un moment donné, je ne savais même plus mon âge. Comme si avant la mort de Philippe, j’avais une ligne de vie, et puis il y a eu ça, et après, c’est comme si ma vie avait pris un itinéraire bis. »

Voici énoncée la douloureuse trahison à elle-même, véritable désertion, elle s’est absentée d’elle, de sa propre existence. Elle a passé toute une partie de sa vie à ne pas y être, à ne pas exister, marchant à côté d’elle-même. « J’en ai marre d’être une fille, je voudrais être une femme » Habiter son corps de femme, incorporer sa propre histoire, semble être sa profonde demande, à quel prix peut-elle y parvenir ?

Gisèle évoquera rapidement aussi les trahisons « subies » par elle-même et par les autres membres de la famille dont elle se sent proche.
Ces trahisons subies, sont douloureuses, on ne peut le nier. Elles constituent une menace existentielle, une blessure narcissique, elles fragilisent la sécurité affective de Gisèle.

Pour autant, nous faisons l’hypothèse que ce ne sont pas les trahisons subies qui sclérosent l’individuation mais plutôt celles qui se révèlent difficiles à désigner et, encore plus, celles qui se révèlent impossibles à agir.

Petit à petit, certaines trahisons vont être agies par Gisèle. A la fin de la 1° séance, elle lance une dernière phrase : « J’ai toujours cru avoir la violence de ma mère, or je crois que j’ai la violence du côté de mon père. » Amorce-t-elle une rupture par rapport à sa filiation maternelle ?

A la 2° séance, Gisèle évoque d’emblée la légèreté qu’elle retrouve depuis quelques jours.
« Je me sens comme au printemps de ma vie. Depuis quelques jours je réintègre ma vie, mon corps, je refais du sport.
– Qu’avez-vous envie de faire de ce printemps ?
– Apprendre une autre langue, une autre langue que ma langue maternelle…..J’ai aussi envie de vider mon studio et d’en faire un nouveau lieu ; de jeter surtout tout ce que ma mère m’a refilé. Il y a des reliques d’il y a 10 ans. »
Trahir sa mère, c’est être prête à se sentir perdue comme « bonne fille » pour sa mère.

« Dans la famille, il y a deux clans, dans celui des ‘pas bien’, il y a mon père et mon frère aîné, et dans le clan des ‘bien’, ma mère et mon 2° frère ; et moi, longtemps, je n’ai pas su où être »

Maintenant, elle peut prendre le risque de choisir son camp. La trahison est bien un passage à l’ennemi, elle rend explicite les alliances en oeuvre.
Certaines trahisons restent cependant encore impossibles à agir.

Enfermée dans ses loyautés envers ce père qu’elle s’est donnée comme mission de protéger, de sauver, elle ne peut accéder à sa propre histoire. Son couple l’aidera-t elle à s’autonomiser ? Elle part vivre avec son compagnon en Province……

Trahir suppose la perte de ses anciens points d’appui, l’infidélité à ses premiers objets d’amour. C’est un véritable saut dans le vide de l’inconnu, c’est en cela d’ailleurs que c’est créatif, mais bien périlleux. Exister, c’est oser faire le saut dans l’inconnu de soi. « C’est dans l’indéterminé que je me trouve. » Pontalis.

Travailler avec un adulte, un jeune adulte, bien souvent, nous amène à travailler sur les moments de désappartenance, de désalliance, qui sont quasiment des instants de déliaison, représentant un risque tant intrapsychique que relationnel. Sans les favoriser nécessairement, nous les accompagnons.
Quitter un lieu pour en rejoindre un autre constitue un saut, et ce saut ne peut éviter le vide, le patient se trouve inévitablement à un moment donné, perdu au milieu d’un gué. Il s’agit de l’aider à traverser cette angoisse fondatrice, le gouffre de sa liberté, et de lui permettre d’oser traverser une certaine forme de chaos avant de parvenir à poser les repères qui lui seront utiles.
Winnicott nous invite clairement à nous perdre nous aussi, en tant que thérapeute, dans ce non sens, à y plonger. Pour lui quand le clinicien est « capable d’entendre le chaos du patient. » Mais l’entendre surtout « sans avoir besoin de cohérer ce non sens ». « Le patient peut alors se rassembler, et exister comme unité et non plus défense contre l’angoisse » ; sinon le patient « aura manquer une occasion de se reposer, de ce type de repos d’où émerge la créativité. »

L’accompagnement du patient vers sa liberté interroge fortement notre capacité à vivre et traverser notre liberté de clinicien.
« La liberté ne s’appuie sur aucun référent, aucune certitude, aucune compétence…..malgré une longue expérience, malgré ce qui a été engrangé, assimilé, les mains du thérapeute sont vides…. A travers la solitude qu’impose cette voie, elle nous mène avec sûreté vers l’angoisse …. Mais cette liberté touche la vie dans son jaillissement. » F.Roustang

Comment les trahisons risquent de faire vaciller la position du thérapeute

En thérapie de couple et en thérapie familiale, la trahison-en tant qu’infidélité sexuelle, tromperie, n’est pas forcément révélée et nous n’avons pas toujours les indices nécessaires pour détecter l’outsider.

Pierre est venu consulter-seul- 2 ans et demi après la fin de sa thérapie de couple. Il annonce alors qu’il trompait sa femme depuis plusieurs années et qu’il voulait à présent être aidé pour parvenir à choisir entre sa femme et sa maîtresse. Au cours de la thérapie de couple, plusieurs formes de trahisons avaient été évoquées, mais jamais celle-ci. Dans de tels cas, l’objet de la demande de thérapie n’est pas la trahison et pourtant elle constitue un problème dans la vie du couple.

Le thérapeute est trahi à son insu. Il est maintenu dans une position forcément inconfortable tout au long de la thérapie de couple. S’il commence un travail individuel avec Pierre, il peut être considéré comme un traître par la femme. S’il refuse, ne se pose-t-il pas alors comme le garant moral du couple ? Et de quelle morale est-il question ?

En thérapie de couple et thérapie familiale, la trahison peut être agie devant nous.

Patricia, une anorexique de 28 ans se plaint des relations avec ses parents. Au cours d’une séance familiale, elle entendra sa mère dire qu’elle n’a eu d’amour que pour sa propre mère. Elle explique qu’elle a choisi de se marier tardivement après sa mort et que même dans sa tombe, elle n’a d’yeux que pour sa mère. Cette femme fait cette déclaration au moment où elle exprime sa difficulté à transmettre à sa fille une maison qui a appartenu à sa mère. Patricia qui, depuis des années, fait tout pour retenir l’attention de ses parents, voir même d’aller jusqu’à mettre en danger sa vie avait peut-être compris qu’elle devait s’approcher de sa tombe pour espérer enfin un regard de sa mère.

Devant ces trahisons qui se manifestent et s’explicitent en direct devant lui, le thérapeute peut avoir tendance à intervenir pour diminuer les effets insupportables de la trahison. Il peut avoir une position de soutien du trahi au détriment du traître. Cette attitude peut très vite devenir à forte connotation morale, le soutien du faible contre le méchant fort. Il rentrera alors dans un jeu d’alliance qui ne va pas lui faciliter la tâche.
Si, au contraire il tente de rester équidistant, sans prendre parti, sans rentrer dans ce jeu du bourreau et de la victime, il ne fera rien pour bloquer cette trahison agie devant lui, qui continuera de se développer.

Il n’y a pas que les gens trahis qui viennent demander de l’aide à un thérapeute familial. Des « traîtres » aussi viennent consulter.
Le thérapeute peut alors être mis dans la position de celui qui est chargé de désigner la trahison, de la réparer.

Si notre position éthique est interpellée, notre position théorique ne l’est pas moins.

L’éthique du clinicien, à quoi être loyal ?

En thérapie de couple et de famille, les moments de désalliance et de désappartenance ne sont pas toujours clairement marqués.
Les individus hésitent, les trahisons sont en cours – il n’y a pas 3 lieux, 3 moments, 3 mouvements, mais on est plutôt dans le temps du va et vient. Et c’est précisément parce que rien n’est tout à fait déterminé que l’on peut agir utilement. Car quand les moments de désappartenance et de désalliance sont agis, la thérapie familiale peut-elle entrer en action ?

Yvan Bozormeinyi-Nagy définit ainsi la loyauté : « La loyauté est une attitude positive de sincérité et de fidélité à l’égard de l’objet de sa loyauté… sans cette réciprocité, la survie est compromise. »

Dettes et injustices se sont accumulées au travers des générations. Il faut les réparer. Aussi longtemps qu’on se soucie suffisamment de détecter et de réparer l’injustice, on sauvegarde la fiabilité de la relation et on permet que la relation puisse continuer.
La loyauté est une force régulatrice des systèmes.

Même si Bozormeinyi-Nagy reconnaît que « loyauté et conflits de loyauté sont les 2 faces inséparables d’une même réalité », « un membre peut apparemment se comporter comme un traître alors qu’en vérité cela traduit une loyauté invisible »
Tout vise la loyauté. La déloyauté est présentée comme un accident de parcours de la loyauté.
Mais cela pose au moins deux questions :

– Le thérapeute familial est-il toujours au service de l’appartenance ? (et de la loyauté)

N’est-il pas dangereux de l’être ? En travaillant ainsi, on risque de faire du maintien du couple, notre unique objectif thérapeutique, ce qui est parfois dangereux au vu des situations cliniques.
Dans ma position de thérapeute, si je suis au service de l’appartenance, je vais ressentir les phénomènes de déloyautés comme des incidents de parcours momentanés des individus concernés et je vais bien sûr aider à la remise en place des loyautés..

Si en tant que Thérapeute de couple, je ne suis ni au service de l’appartenance, ni au service de la désappartenance, mais surtout au service de ce que les protagonistes peuvent vivre ensemble à moyen et à long terme, je ne ressentirais plus la déloyauté comme un incident de parcours mais comme un éventuel besoin pour l’individu concerné et comme une souffrance que l’autre doit ressentir vis à vis de laquelle je dois le soutenir.

– Quelle place le thérapeute peut-il prendre face aux nouvelles formes de constellations familiales ?

Bozormeinyi-Nagy l’a d’ailleurs bien pressenti : « Par la nucléarité de la famille, cette fonction (la loyauté) de la famille étendue a disparu du moins en apparence. Par l’affaiblissement du lien, cette dimension est devenue invisible pour les personnes concernées et leur entourage ». Dans les nouveaux types de familles types familles recomposées, homoparentales, adoptives, les phénomènes régulateurs sont ils les même que dans les familles dites classique.
Nous pensons que non.

Dans certaines situations de séparations conflictuelles, la loyauté ne peut pas être un phénomène régulateur. N’est ce pas au contraire la déloyauté assumée qui peut permettre de dépasser des situations bloquées ?

S’il on considère que la période de trahison est un moment instable pour le système, il faut forcément qu’il retrouve l’état stable. Mais bien entendu, non pas l’état antérieur qui n’était que pseudo stable.
Dans les séparations conflictuelles, considérer encore l’existence du couple parental alors que père et mère ne vivent plus ensemble, c’est préserver de manière explosive des loyautés perturbatrices.

Si au contraire nous tentons de travailler avec les nouveaux systèmes auxquels l’enfant est confronté, peut-être se sert-on positivement de la séparation pour permettre un nouveau système de loyautés à se constituer.
Du coup, la trahison initiale (le père ou la mère qui est partie) se transforme.
Toute la question pour le thérapeute : à quel moment il peut se permettre de pousser la trahison jusqu’au bout.
Sil la pousse trop, le système réagira.
S’il l’évite, le système peut s’en satisfaire pour ne pas mettre en place l’énergie nécessaire pour affronter les changements.

Il faut considérer la trahison comme une chance qui nous est offerte pour mieux envisager les changements possibles dans la famille.
Ainsi, plus la liberté du thérapeute est mise en difficulté, plus celui-ci doit trouver les moyens de la mettre en œuvre. En tentant :
– D’être moins au service de l’appartenance
– D’être moins dans la moralité et plus dans l’éthique des systèmes

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