Les trahisons familiales : une chance pour l’évolution des couples et des familles

co-écrit avec Bernard Prieur in Cahiers critiques de thérapie familiale N°38. De génération en génération, quelle transmission ?, 2007.

Cela fait plusieurs années* que ce thème nous interroge. Présentes dans de nombreuses thérapies, les trahisons n’épargnent aucun lien. On se trahit entre amis, en famille, en couple, on se trahit soi-même.

Résumé

L’histoire de l’humanité est jalonnée de trahisons. Ces fractures symboliques furent cependant fondatrices de nouvelles civilisations. Peut-on échapper à la trahison ? La trahison constitue un des fondements de nos êtres. Il s’agit moins de débusquer le traître mais plutôt de parvenir à vivre entre infidèles.

La trahison nous amène aux confins du concevable et de l’intelligible. Elle entraîne une fixité du temps, une sidération des émotions, c’est pour cela qu’elle est insupportable,et le sentiment de trahison s’alimente souvent dans la compulsion à vouloir comprendre.

Nous montrerons en quoi les trahisons peuvent être considérées comme un processus interactionnel à part entière, sur lesquels les thérapeutes peuvent prendre appui pour permettre aux systèmes bloqués d’évoluer.

* 1998 – Colloque du Ceccof – Les trahisons familiales
1999 – Les héritages familiaux, sous la direction de Bernard Prieur (ESF)
2004Nous nous sommes tant trahis, Nicole Prieur (Denoël).

1-La trahison, la plus fidèle compagne de l’homme

Depuis la nuit des temps, l’histoire de l’humanité est jalonnée de félonies et d’hérésies qui ouvrent  sur de nouvelles civilisations, et  inaugurent de nouvelles légitimités. Les actes de perfidie, au-delà de leur violence apparaissent comme  des facteurs nécessaires d’évolution de nos sociétés et de nos civilisations.

A y regarder de plus prés, on peut se demander s’il est possible de ne pas trahir.

Finalement, peut-on ne pas trahir ?

En fait, vouloir éliminer le processus de trahison semble un combat vain, car c’est un combat contre l’humain. La trahison n’est pas, comme on voudrait nous le faire croire, l’apanage des immoraux, des malades ; elle n’est pas un accident de la relation. Elle fait partie intégrante de la relation. La trahison constitue un processus inéluctable et spécifique de notre condition humaine.

Cela amène chaque individu à se considérer lui-même comme un traître en puissance.

Soi-même comme un traître, ou le chemin de l’éthique

Il s’agit peut-être alors de se demander comment vivre entre parias potentiels qui, à force de se savoir dangereux pour les autres, pourraient  mesurer davantage les conséquences de leurs actes. Paradoxalement un nouveau regard sur les trahisons peut ouvrir sur une  éthique de l’altérité, c’est à dire sur un mieux vivre avec l’Autre.

L’éthique serait cette conscience toujours renouvelée qui permet de mesurer que le traître est d’abord en soi, au cœur de notre pensée, de notre parole, de notre connaissance. Rester vigilant à cet affleurement de la trahison peut la rendre moins tragique à force de la savoir imminente. Peut être devenons-nous sujet quand nous mesurons précisément qu’elle est toujours virtuellement présente dans toute relation interpersonnelle, et qu’elle fait inexorablement partie de nous.  Considérer le traître comme l’étranger, l’Autre, irrémédiablement mauvais, contre lequel le groupe doit se défendre, qui sert de surface de projection à tout ce que l’on ne veut pas voir à l’intérieur, renforce la pensée manichéenne, les clivages.

La trahison : une réalité insaisissable

En fait, nous nous sommes d’autant plus intéressés à ce sujet, que les trahisons dans la famille sont quasiment vierges conceptuellement. Très peu de choses ont été écrites en sciences humaines. Quand on a  voulu approfondir ce concept, on s’est  aperçu très vite qu’il  nous  débordait de toutes parts.  Royaume des  apparences trompeuses et   rebelles, la  trahison parait insaisissable. Elle  revêt des figures protéiformes, contradictoires, subtiles  qui ne se livrent pas d’emblée. Elle glisse sans cesse entre les mots. Elle  échappe et déborde les définitions les plus rigoureuses. Elle peut avoir l’air d’une   infidélité, comme d’une trop grande fidélité. Elle peut être aussi bien mensonge  que révélation d’un secret, donc vérité. Toutes les figures de trahisons n’épuiseront  jamais  sa complexité.

Pour autant, ce n’est pas  une notion « fourre-tout ».

Ce que l’on retiendra ici, c’est surtout l’aspect kaléidoscope de la trahison, les jeux de miroirs qui la traversent et la constituent.

Elle met en œuvre  plusieurs niveaux

1° niveau ; l’acte, qui  d’ailleurs peut  exister ou ne pas avoir lieu. On peut se sentir trahi, sans qu’il y ait eu un acte objectivable. Il suffit quelquefois d’un geste, d’un mot.

2° niveau : le vécu. Vécu bien sur opposé selon  la place d’ où l’on se tient- victime, traître, tiers- le traître n’a pas forcément le sentiment de trahir, la victime n’est pas toujours aussi  passive qu’elle le pense….

3° niveau : Le récit. Socialement, le récit de la trahison a une fonction très importante, il  se doit d’être  édifiant. Accuser quelqu’un de trahison, puis le juger, c’est contribuer à l’établissement d’une nouvelle légitimé, et édicter une pratique nouvelle de la morale. En fait, c’est tout un système social, idéologique qui se raconte dans sa manière de délimiter les formes de trahison, de la désigner. Les mystifications forgées alors, voire les propagandes de tous bords vont constituer un outil de  contrôle puissant pour les autorités en place.

Mais dans une famille qui désigne la trahison ? Qui la juge ? Qui en fait le récit ?

Ce qui nous semble intéressant, c’est que le processus de trahison révèle de manière paroxystique et la puissance créative de la relation et sa capacité mortifère. La trahison met en évidence ce moment particulier où le sens se perd, mais aussi où il peut se refonder autrement. Et souvent en tant que clinicien, nous intervenons dans le creux de la vague, au moment où  les chaînes associatives familiales sont perdues, où les liens ne font plus sens.

Comment  aider les individus  et les familles à passer du versant  mortifère au versant  créatif des trahisons  et de la relation?

Peut-être justement en acceptant la part d’ambiguïté fondatrice.  La trahison nous amène aux confins du concevable, d e l’intelligible, c’est pour cela qu’elle est insupportable.

Notre position de clinicien ne nous invite elle pas à la considérer comme telle.

2- Amour, Famille et Trahison

Ceci revient à se demander, comment, au-delà de la souffrance, les trahisons familiales peuvent  constituer  des ressources pour les individus et leurs familles. Pour cela, il nous semble  indispensable  d’ouvrir le champ sémantique de ce concept.

Nous pouvons toujours tenter de commencer par une définition, quitte à la dépasser rapidement.

De quelle définition pouvons nous partir? Les trahisons sont  des ruptures  dans l’ordre des alliances, des césures dans l’enchaînement des filiations. Elles introduisent une fracture dans  la continuité du temps, instituant le  temps d’avant la trahison et le temps  d’après la trahison. Trahir, c’est briser l’horizon donné, c’est une aventure toujours douloureuse qui parle d’une liberté humaine sans cesse à conquérir.

La famille, comme lieu des premières trahisons

Elles incubent tranquillement, à l’abri de l’amour le plus tendre. « Qui aime bien, trahit bien », pourrait-on plagier, et cela commence très tôt.

Le bébé, dés sa naissance, et sans doute  avant, reçoit tout un héritage symbolique qui constitue son assise originaire, et qui le soumet à d’importantes contraintes de développement.

En retour de tout ce qu’il reçoit, le bébé  se trouve, en effet, lié par tout un système de loyautés, véritables liens éthiques qui structurent  et régulent les relations intra-familiales et assurent la continuité du groupe. Etre loyal implique d’intérioriser les attentes du groupe, et d’adapter un comportement conforme à ces attentes.

Ainsi, le don crée la dette, qui  à son tour engendre des loyautés. La question qui se pose à tout un chacun : jusqu’où être loyal ?  D’une part, ce que reçoit un enfant est tellement incommensurable qu’il ne pourra jamais – quoiqu’il fasse -s’acquitter de sa dette. Le don est tellement profusion qu’il est sans commune mesure avec ce qui pourrait être « rendu ».

D’autre part, les attentes à son égard  sont  démesurées et imprécises, tenaces et improbables. Il faudrait être l’enfant idéal de papa, de maman, de grand-mère, de grand-père, de la grande sœur, du petit frère, de la nounou… strictement illusoire !

L’A-venir, croqueur de loyauté

Etre redevable envers les générations passées, constitue bel et bien une loi humaine. Nul ne peut « ramener » les compteurs à zéro. Non seulement tout enfant est déloyal, mais en plus il le reste toute sa vie. Ainsi, traîtres nous naissons,  traîtres nous mourrons.

Mais alors, les relations familiales sont-elles condamnées à cet immoralisme hautement suspect ?

Une des spécificités du lien familial, consiste à  « rendre » non pas à celui qui nous a donné, mais surtout aux générations futures. C’est devant l’avenir que nous sommes avant tout  responsables. L’obligation majeure dans laquelle  la vie nous place, c’est celle  de transmettre à notre tour, d’engendrer un temps nouveau, en invitant d’autres êtres à être, que ce soit dans la famille, dans le travail, dans nos divers engagements.

Entre les mouvements descendants des dons, bien  plus nombreux et les mouvements remontants des loyautés, existent une véritable dissymétrie, une certaine non réciprocité, ce qui garantit l’impulsion vers l’A-venir.

Ainsi la famille est traversée par des lignes de fond et de  forces contraires, dont les antagonismes sont nécessaires, et vitaux ; l’histoire de la famille se tisse dans une dialectique entre tradition et trahison. Notons d’ailleurs, que  Trahison » et « Tradition »ont une racine  latine commune : le verbe tradere, qui signifie livrer, faire passer… Les mouvements de transmission seraient donc indissociables de la trahison. La transmission inscrit le sujet dans ses filiations et appartenances irréductibles, et la trahison le pose dans sa différence et son individualité.

Grandir, c’est trahir

Exister, c’est transformer sans cesse le déterminisme de ses héritages en futur à inventer.

Devenir soi s’effectue  par l’abandon de ce qui nous a engendré. Naître à soi, implique que l’on sorte  du lieu qui nous a fait.

Naître nous inscrit dans un système d’obligations envers la famille. Grandir, implique la  refondation incessante  de ce système d’obligations.

Nietzsche : « Ainsi parlait Zarathoustra » : « Je vous ordonne de me perdre, et de vous trouver vous-mêmes. Et ce n’est que lorsque vous m’aurez renié, que je reviendrai parmi vous… Je chercherai d’un autre œil mes disciples, je vous aimerai  d’un autre amour… »

Pour cela , il faut parvenir à  s’accepter comme traître, quelle liberté, mais aussi quel courage !Cela suppose qu’on supporte le fait  d’être perdu comme enfant idéal, et comme parent parfait.

3- Trahison et clinique

En quoi cette réflexion sur les trahisons peut-elle être intéressante pour notre pratique ?

Pour illustrer cela, voici une vignette clinique :

L’histoire de G. : un enchevêtrement de trahisons dont la famille s’est fait le théâtre.

G. a 27 ans, quand elle consulte pour une thérapie individuelle.

La trahison à elle-même.

Elle évoquera d’emblée ce qui m’apparaît comme la problématique centrale de cette patiente.

« Il y a longtemps, quelqu’un est mort. Quand cette personne est morte, tout s’est effacé, ce que j’ai vécu avec lui a complètement disparu de ma mémoire. A un moment donné, je ne savais même plus mon âge.   Comme si avant la mort de Philippe, j’avais une ligne de vie, et puis il y a  eu ça, et après, c’est comme si ma vie avait pris un itinéraire bis. »

Voici énoncée la douloureuse trahison à elle-même, véritable désertion, elle  s’est  absentée d’elle, de sa propre existence. Elle a passé toute une partie de sa vie à ne pas y être, à ne pas exister,  marchant à côté d’elle-même. « J’en ai marre d’être une fille, je voudrais être une femme » Habiter son corps de femme, incorporer sa propre histoire,  me semble être sa profonde demande, à quel prix peut-elle y parvenir ?

Résumé des 3 premières séances.

Les trahisons « subies » par elle.

 La trahison divine 

« Il y a 12 ans, Philippe a choisi  de venir mourir à la maison. C’était un prête, ami de la famille. » Pour protéger les enfants les plus jeunes, les parents et Philippe parlent d’un cancer de la peau et laissent espérer  une possible guérison. Mais il meurt. G. a vécu  cela comme une conspiration familiale, mais en même temps, elle ne peut la désigner comme une trahison, le traître pour elle, ici c’est Dieu : «  Dieu m’a trahie, à l’époque, j’étais très croyante, j’implorais Dieu pour qu’il sauve P. J’aurai voulu mourir à sa place »

En désignant Dieu comme le traître,  qui protège t elle ? Philippe ? Personnage   étrange, et énigmatique   autour duquel s’est noué un imbroglio difficile, voire impossible à dénouer.  Il  a su donner à tous des signes, des gages de son amour, parvenant à faire croire à chacun qu’il avait avec lui  des liens privilégiés.  G. suppose    qu’il existait entre sa mère et P, une certaine attirance respective.  Mais  il était très proche aussi de son  frère aîné, ils faisaient des spectacles ensemble. Elle-même semble avoir été liée  à Philippe par des liens qu’elle ne définit pas.  « Je ne sais pas si je l’aimais »

Confusion  des sentiments, parfum illicite, manœuvres illégitimes, tout est là pour entretenir des soupçons réciproques.

G. apprendra  tardivement  que P. est mort du Sida. Quand je lui demande  s’il était  homosexuel, elle semble  troublée comme si  elle n’avait pas encore envisagée cette hypothèse, alors même qu’elle n’ignore pas cette  vérité et la confirme aussitôt.

En tous les cas la mort de P. rend  impossible tout éclaircissement : qui aimait-il vraiment ? Avec qui aurait-il pu trahir tous les autres.

Je fais l’hypothèse d’un déplacement. Son père, comme P avait été destiné à la prêtrise, n’a-t-elle pas  projeté  sur P. des fantasmes oedipiens?

Trahisons fraternelles

Elles sont évoquées dans toute leur virulence. Scène où le frère aîné la poursuit avec un couteau, où elle attaque le second à coup de balais, et en parlant de sa sœur « quand je la vois j’ai envie de lui foutre des baffes, je la rejette totalement cette fille, je n’en peux plus »rivalité par rapport à la figure paternelle : « à table si mon père me sert une demi coupe de champagne, ma sœur en réclame une entière »

Trahisons faites à d’autres membres de la famille

Le 2° deuil évoqué, c’est celui de sa GMP ; A la fin de sa vie, son GPP très autoritaire a installé d’office contre son gré sa femme, alors atteinte de la  maladie d’Alzheimer chez leur fille aînée avec qui elle ne s’est jamais entendue. Elle n’a cessé jusqu’à sa mort, et malgré sa démence de réclamer de rentrer chez elle, cela s’est passé de manière très lâche explique G puisque c’est au moment d’une opération que son mari a effectué le  déménagement  chez sa fille. Cette tante, est en conflit avec le père de G., G. elle-même s’est battue avec elle.

G. va reprendre à son compte cette trahison subie par la GMP. Elle va réclamer justice pour elle.

Ces trahisons subies sont douloureuses, on ne peut le nier. Elles constituent une menace existentielle, une blessure narcissique, elles fragilisent la sécurité affective de G.

Pour autant, nous faisons l’hypothèse que ce ne sont pas les trahisons subies qui sclérosent l’individuation mais plutôt celles qui se révèlent difficiles à désigner et, encore plus, celles qui se révèlent impossibles à agir.

En quoi, une trahison peut être salvatrice ?

Les trahisons agies… et salvatrices

A la fin de la 1° séance, G. lance une dernière phrase : « J’ai toujours cru avoir la violence de ma mère, or je crois que j’ai la violence du côté de mon père.» Amorce-t-elle  une  rupture par rapport à sa  filiation maternelle ?

A la 2° séance, G. évoque d’emblée la légèreté qu’elle retrouve depuis quelques jours.

« Je me sens comme au printemps de ma vie. Depuis quelques jours je réintègre ma vie, mon corps, je refais du sport.

– Qu’avez-vous envie de faire de ce printemps ?

– Apprendre une autre langue, une autre langue que ma langue maternelle…..J’ai aussi envie de vider mon studio et d’en faire un nouveau lieu ; de jeter surtout tout ce que ma mère m’a refilé. Il y a des reliques d’il y a 10 ans. »

Trahir sa mère, c’est être  prête à se sentir perdue comme « bonne fille » pour sa mère.

« Dans la famille, il y a  deux clans, dans celui des ‘pas bien’, il y a mon père et mon frère aîné, et dans le clan des ‘bien’, ma mère et mon 2° frère ; et moi, longtemps, je n’ai pas su où être »

Maintenant, elle peut prendre le risque de choisir son camp. La trahison est bien un passage à l’ennemi, elle rend explicite  les alliances en œuvre.

Les trahisons impossibles à agir

Désigner les « méchants » comme traîtres, trahir sa mère, d’accord, jusque là tout va bien. Mais l’image du père résiste.  G.ne peut désigner son père comme traître, ni comme lâche malgré les évidences qu’elle énonce.

« Ma grand-mère attendait une aide qu’on ne lui a pas donnée….. Mon père n’a jamais osé affronter ni son propre père, ni sa sœur. Il ne m’a pas laissé sortir Mamy. J’avais tout arrangé, ma  mère était d’accord, mes frères et mon copain devaient m’aider. C’est lui qui a tout stoppé.»

« Quand mon frère m’a menacé d’un couteau, c’est ma mère qui nous a séparés, mon père a augmenté le son de la TV »

Quand je lui demande ce qu’elle a  éprouvé alors, elle pleure : « Je n’en ai pas voulu à mon père, dit-elle avec une forte émotion, je l’aime comme il est »

Enfermée dans ses loyautés envers ce père qu’elle s’est donnée comme mission de protéger, de sauver, elle ne peut accéder à sa propre histoire.

Son couple l’aidera-t-elle à opérer la  trahison nécessaire au père?

Quand elle parle de son copain : « F. ne plait pas à mes parents ; ni à mon père, ni à ma mère. » à suivre….

Trahir suppose la perte de ses anciens points d’appui, l’infidélité à ses premiers objets d’amour. C’est un véritable saut dans le vide de l’inconnu, c’est en cela d’ailleurs que c’est créatif, mais bien périlleux. Quelque fois, on n’est pas trop de deux pour oser trahir ses parents.

4- Nos axes directeurs

Au-delà de cette vignette clinique, voici quelques uns de nos actes directeurs.

Le couple, au risque de l’infidélité

La question du couple interroge celle de la fidélité, mais celle-ci  ne se réduit pas seulement à la fidélité sexuelle A qui, à quoi être fidèle ?

On le sait, par une trop grande fidélité au passé, un couple peut se déserter lui-même. La fixation aux figures parentales fragilise ses fondations. L’impossibilité de trahir les modèles parentaux et les règles familiales entrave son évolution.

Mais le couple interroge aussi la fidélité à soi-même. Dans le  couple, l’identité est sans cesse «travaillée» par l’Autre, pour le pire et le meilleur.

« L’homme est miroir pour l’homme… c’est l’autre qui me donne mon visage. » (Merleau-Ponty)

Je suis en partie invisible à moi-même, et c’est toujours autrui qui me révèle une part de cet invisible que je porte. C’est autrui qui atteste que cette part lui est  visible. Dans la relation de couple cela prend une dimension centrale. Quand l’Autre fait de mon invisible seulement  le champ de ses projections, de ses désirs, la relation devient aliénation.

Mais ce regard de l’Autre peut aussi  opérer un étonnement de soi, toujours renouvelé. Il peut  m’aider à être plus présent à moi, à me cohérer davantage, à être plus moi-même.

Cela demande en tous les cas, que l’on révise notre illusoire et frileuse  volonté d’être fidèle à soi-même. Car nous ne sommes jamais tout à fait identiques à nous-mêmes.

Le couple, en tant qu’enveloppe psychique et  contenant affectif, peut permettre à chacun de trahir ce qu’il pensait être à la seconde précédente, ce qui paradoxalement favorise les processus d’individuation.

Jouer avec l’hétérogénéité de son être

Derrière le « Je », une multitude d’êtres se dissimulent. Nous existons dans une mosaïque de vécus De  chaque place où nous nous tenons, plusieurs identités campent en nous. Petite-fille… fille… mère… grand-mère… épouse… Sœur… cousine…

Toute cette mosaïque porte en soi inévitablement les stigmates de la trahison, avec son lot de conflits de valeurs, conflits de loyauté, évidemment, mais c’est au prix de ces intimes trahisons que nous pouvons exister sur plusieurs plans en même temps. La trahison donne du jeu à nos différents « Je », elle permet la fluidité entre les différents niveaux qui nous constituent.

Accepter l’inconnaissance de soi

Exister, c’est oser faire le saut dans l’inconnu de soi. « C’est dans l’indéterminé que je me trouve. » (Pontalis)

En tant qu’homme, je m’appréhende toujours dans l’angoisse du flou de ce que je suis, et toutes les représentations que j’ai de moi, que les autres ont de moi, n’épuiseront jamais l’être. Dés  que je pense m’avoir saisi, déjà, je ne suis plus le même.

Cet indicible, cet ineffable trahissent mon besoin de me connaître. Accepter cette trahison du savoir, nous ouvre sur notre potentiel. En effet, notre énigme, c’est le lieu où s’enracine notre liberté. L’être s’énoncerait dans un dire qui doit sans cesse se dédire, dans une mobilité incessante toujours à renouveler, nous mettant face au gouffre de notre liberté.

Retour au corps, si souvent banni ; ou comment réintégrer le corps si souvent posé comme un traître.

L’unité du corps et de la psyché n’est pas évidente, or cette intégration constitue une source et une ressource importante pour le sujet.

La présence à nous-même, à la totalité de cette insaisissable personne que nous sommes, s’effectue par cette habitation corporelle. On adhère à soi, en prenant corps en nous-mêmes, en faisant corps avec nous mêmes.

Notre corps, en effet, permet un double mouvement : habiter le monde et être habité par lui. Le corps est le foyer de notre engagement dans le monde, lieu de la réciprocité entre le monde et le sujet, terrain où s’articulent les mouvements entre intérieur et extérieur.

Le corps est le lieu du « chez soi », lieu clos, unifié dans ses transformations même et en même temps centre du partage. Résidence de la singularité la plus inaliénable, il est ce qui me met d’emblée en relation, en communication avec les autres et avec le monde. Il est le lieu unique de ma présence plurielle au monde.

En conclusion de cette première partie, que pouvons-nous dire ?

L’espace potentiel de la trahison

Un espace plein de promesses

Les trahisons nous ont fait découvrir un espace bien particulier. L’espace du « Entre », le lieu de l’intermédiaire. Elles se glissent « entre » le don et la dette, «entre » le mot et la chose désignée, « entre » la tradition et la transgression, « entre » le moi et le surmoi…..

Cet espace intermédiaire  évoque l’espace transitionnel de Winnicott, qui se trouve être aussi le lieu de la créativité.

Cet espace dans lequel nous nous mouvons tous, dés le plus jeune âge, dans lequel  l’imaginaire recrée le réel qui s’impose. Cet espace n’appartient à personne en particulier, et se redessine en fonction des acteurs en présence, se recompose selon les circonstances, en offrant à chaque fois de nouvelles perspectives. C’est un espace insituable, c’est un lieu  indéfini, toujours offert, qui  permet à chacun de trouver sa place, de l’ajuster et à ses besoins propres et aux contraintes contextuelles.

Ce lieu du changement  n’est ni En soi, ni par Autrui, il est « Entre Nous ». Il se trouve être le séjour du jeu, encore faut-il jouer la même partie, être sur le même terrain de jeu.

5- Le caractère transmissible de la trahison

L’exemple d’une expertise ordonnée par le Juge aux Affaires familiales après plus de 8 ans de procédures, va nous permettre d’illustrer le caractère transmissible de la trahison.

Dans cette affaire, nous avons eu 5 rencontres avec les protagonistes : 2 avec les grands-parents paternels, 2 avec les parents, 1 avec les parents et leur fille Virginie. Un rapport est ensuite envoyé au Magistrat et à chacun des avocats, dans ce cas, 3 avocats.

Monsieur et Madame se connaissent sur le lieu de travail où le grand-père paternel a aussi été le chef de service de Madame.

Nous avons peu d’informations sur le jeune couple. Ils déclarent de manière vague et générale que tout allait bien entre eux, mais rien de précis ne peut être saisi.

A tel point qu’au 4ème entretien, l’expert ne sait plus, en entendant Virginie parler bien distinctement de ce qu’elle fait le week-end avec sa mère et du peu de temps qu’elle passe avec son père, s’ils vivent ensemble.

Nous faisons l’hypothèse que le couple a du mal à se constituer, peut-être parce qu’il a eu du mal à se faire reconnaître par les familles d’origine.

Monsieur a 32 ans quand il décide de vivre avec Madame. Si nous savons peu de choses sur les relations entre Madame et ses parents, nous apprenons que Monsieur était très proche de sa mère, sa grand-mère maternelle et avait des relations difficiles avec son père.

L’année 1985 correspond à la mort de la grand-mère paternelle, à l’achat d’un appartement, au démarrage du concubinage de Monsieur et Madame.

Aucun conflit ouvert ne semble avoir lieu jusqu’en 1992.

A cette date, le couple décide d’avoir un enfant et au cours de la même année, un an après la mort de la grand-mère maternelle de Monsieur, les questions d’héritage commencent à être évoquées.

Nous aurions envie de dire qu’au même moment où Monsieur envisage d’avoir un enfant, il veut vérifier sa propre filiation en déclarant ce qui lui est dû d’un point de vue patrimonial.

Monsieur estimera qu’il est lésé, se déclarant insatisfait par rapport à la façon dont ses parents règlent l’héritage de leurs propres parents et la place qu’ils laissent à leur fils, Monsieur a besoin d’être rassuré sur les sentiments de son père et de sa mère à son égard et les démarches que ces derniers entreprendront fin 1994 à propos de la communauté universelle n’iront pas dans ce sens.

Ainsi, pendant deux ans, le couple gérera deux choses en même temps :

– La question de l’héritage de Monsieur,

– La possibilité de mettre au monde un enfant.

Malgré des difficultés de stérilité de la part de Monsieur, après fausses couches, grossesse difficile, Virginie arrivera à un moment où beaucoup de conflits fermés existent entre ses parents et ses grands-parents paternels.

C’est aussi une enfant très attendue par chacune des familles d’origine : quand la grand-mère maternelle déclarera à la grand-mère paternelle qu’elle s’occupera du bébé, cette dernière lui déclarera « nous serons deux « .

Cette enfant naîtra le 1er août 1994. Quatre semaines plus tard, elle est déposée en Lozère chez les grands-parents paternels.

Le couple dira qu’ils avaient besoin de se retrouver. C’est Monsieur qui insiste auprès de sa compagne pour laisser leur fille à ses parents – au cours de leur voyage, il appelle régulièrement pour avoir des nouvelles du bébé et le ton de la voix de sa mère l’inquiète. Il apprend que l’enfant ne prend pas de poids.

Quand ils reviennent en Lozère, Michel et Marie-Chantal constateront des « tâches blanchâtres cylindriques autour de l’anus, tuméfiées comme une main restée dans l’eau ».

C’est ce qui leur permettra quelques années plus tard d’accuser le grand-père de sévices sexuels sur Virginie.

A aucun moment, Monsieur et Madame n’évoquent une possible réaction psychique de la part du jeune bébé qui au bout de quatre semaines est séparé de sa mère.

Ceci n’est jamais évoqué par les parents. Il n’y a aucun doute pour eux : le grand-père paternel n’a pu être que mauvais, c’est lui le traître.

Il est évident que pour pouvoir évoquer l’éventualité de la souffrance psychique de leur fille, les parents devraient être capables de reconnaître, comme semble leur avoir dit un des médecins rencontrés, qu’ils se sont séparés un peu trop vite de leur fille.

Eux qui avaient déjà du mal à se légitimer comme parents ne peuvent pas admettre qu’ils n’ont pas correctement agi ; ce sont des traîtres qui s’ignorent.

Quand Madame parle de ses retrouvailles avec le jeune bébé, elle insistera beaucoup sur le sentiment qu’elle a : « J’avais pensé qu’elle était folle »… « Le corps n’était pas comme avant »… « Elle ne nous reconnaissait pas, pas de mobilité dans le regard »

En clair, elle a perdu le bébé qu’elle a trahi. Mais il est impossible de parler de tout cela, seuls des attestations, constats prennent le temps et l’énergie de tous.

Bien entendu, l’objectivité, même si elle est épouvantable, est plus facile à admettre que des suppositions, des affects, des positions psychiques vraisemblables.

A partir de là, Monsieur s’engage dans un processus interprétatif que d’autres plans vont venir alimenter.

– La déclaration du désir de communauté universelle sera vécue par Monsieur comme une basse vengeance de la part de ses parents,

– Les propositions d’argent seront vécues comme un moyen détourné pour retirer les plaintes.

Quand nous rencontrons Virginie, elle n’a pas encore 6 ans. C’est une enfant qui s’exprime parfaitement. Elle sait répondre à tout. Elle semble être curieuse au sens d’aimer savoir.

Nous avons été étonnés qu’une enfant ne pose aucune question sur l’existence, l’absence des autres grands-parents que sa mamie maternelle, puisque depuis l’automne 94, elle ne les a plus revus et nul ne lui a jamais parlé d’eux.

C’est d’ailleurs l’objet de l’expertise : les grands-parents paternels peuvent-ils revoir leur petite fille et si oui comment ? L’expert exprimera « ses craintes » aux parents :

1. que Virginie apprenne par un tiers l’existence de ses grands-parents alors qu’on lui envoie le message qu’ils n’existent pas,

2. que Virginie soit plus tard confrontée à des informations contradictoires. En ne lui parlant pas de ses grands-parents paternels, son père coupe avec sa famille d’origine et en même temps, en poursuivant la bataille pour l’héritage, il envoie le message qu’il ne veut pas renoncer à sa position de donataire.

Tout ceci peut créer beaucoup de confusion dans la tête d’une enfant.

Dans cette situation, les trahisons se succèdent et demeurent présentes à chaque génération. Il y a de la trahison à tous les étages.

– L’arrière grand-mère de Monsieur disait à sa fille, que son fils était prêt à tout pour de l’argent,

– Selon Monsieur, son père aurait trahi sa mère en l’empêchant de poursuivre une carrière prometteuse,

– Toujours selon Monsieur, sa mère l’a trahi, en ne lui donnant pas directement l’héritage de sa grand-mère maternelle,

– Virginie, enfin est trahie par ses parents quand ils lui font croire que ses grands-parents paternels sont morts.

Comme la personne trahie, devient le traître, l’enchaînement est parfaitement assuré.

Monsieur se sent trahi par ses parents, devient traître à l’égard de sa fille, quand par exemple il propose à sa compagne de confier leur jeune bébé à ses parents.

Mais il y a des trahisons dont la famille ne veut pas entendre parler.

Notre position d’expert nous amène à  établir un rapport au magistrat, outil d’une possible métacommunication. Ce récit des trahisons suffira-t-il pour enrayer le mouvement continu de la transmission ?

Dans ce sens, nous écrirons explicitement que le père et la mère ont trahi leur enfant en la laissant, à l’âge d’un mois, chez ses grands-parents.

Quand une trahison ne peut pas être verbalisée, elle a de grandes chances d’en préparer une suivante

Dans cette famille, personne ne se sent trahi par les mêmes choses, personne ne nomme la même trahison.

– Pour les grands-parents, le fils a trahi d’avoir pu imaginer qu’ils sont capables de violences sexuelles sur un bébé de 4 semaines.

– Madame considère que ses beaux-parents l’ont trahie quand ils ont refusé de participer financièrement à l’achat de l’appartement de ses parents, de condition plus modeste.

Il ne peut y avoir un récit unique, la parole demeure essentiellement éclatée, morcelée, c’est à dire qu’elle reste du même ordre, du même registre que la trahison.

Pour permettre d’arriver à un récit fédérateur, il faut peut-être parfois passer par des entretiens avec des sous systèmes si le travail avec le système dans sont entier présente trop de risque ou tout simplement est impossible à envisager.

Dans cette famille, la plus trahie, c’est Virginie. Et pourtant, elle ne semble même pas avoir encore conscience de la trahison subie.

– Trahie, si c’est vrai, par le grand-père,

– Trahie, si c’est faux, par ses parents, qui ne laissent aucune place au questionnement, donc à une quelconque ouverture et liberté possible.

Quoi qu’il en soit, Virginie n’échappe pas à la trahison. Celle ci est inscrite dans son corps, qui se trouve marqué d’une blessure qui restera inaccessible :

– Soit elle a été violée réellement, et en ne le reconnaissant pas, les grands-parents empêchent la preuve possible,

– Soit elle n’a pas été violée, mais les parents continueront à avoir des suspicions.

La blessure n’est pas nette, ne permettant pas le travail de deuil réparateur.

L’impossible nomination augmente le poids de la trahison.

Dans cette situation, le traître ne se reconnaît pas lui-même, il demeure voilé, masqué ;

– Les grands-parents n’ont pas le sentiment d’avoir trahi leur fils en changeant de régime matrimonial, en faisant auprès du juge des tutelles une demande de communauté universelle,

– Les parents n’ont pas l’impression qu’ils trahissent leur fille en cachant l’existence des grands-parents,

– Il n’a jamais pu être parlé au cours de l’expertise des relations entre le grand-père paternel, Monsieur et Madame, sur leur lieu de travail. Dans la 1ère page du rapport, l’expert, malgré la relecture, nommera à plusieurs reprise, Monsieur par le prénom du grand-père paternel.

En conclusion

La trahison trouble les frontières, les lignes de démarcation des appartenances. C’est un concept qui véhicule une grande ambiguïté, c’est sans doute  en cela que réside toute sa puissance. Il nous ouvre sur quelque chose qui demeure insituable chez  l’être humain, sans lieu défini.  A-Topos sur lequel nous ne manquons pas de buter dans notre pratique, quelque soit notre modèle épistémologique. Concept riche parce qu’il vient nous interroger au coeur même de nos convictions, il vient ébranler  nos habitudes et nous impose une pensée toujours en marche- en marge ?

Nous terminerons précisément sur les questions qui se sont posées à nous après la discussion menée avec les participants de notre atelier, et sur lesquelles nous aimerions maintenant réfléchir.

– Quelles sont les frontières conceptuelles entre loyauté- trahison- secret- transgression… ? Quel niveau de la relation ou de la subjectivation ces notions touchent-elles ?

– Que faisons-nous, en tant que thérapeute, des trahisons qui nous sont faites par nos patients ? Un exemple : dans une thérapie de couple qui dure depuis plusieurs années, Monsieur profite d’un retard de sa femme pour révéler au thérapeute qu’il la trompe depuis plusieurs années.

Car inévitablement, nous ne pouvons travailler qu’avec ce qu’ils veulent bien nous dire ou montrer.

– En proclamant qu’il fallait recevoir le patient désigné avec sa famille, la thérapie familiale prônait une certaine transparence. Or, nous sommes régulièrement  confrontés au surgissement de certaines formes de trahisons au cours de notre pratique, que ce soit en thérapie individuelle (notamment les thérapies d’enfant qui nous placent sans cesse devant la question de la place à accorder  aux parents) ou en thérapie familiale (secrets, mensonges d’un des membres du système…), quelle incidence cela peut-il avoir?

– Notre pratique interroge sans cesse nos positions éthiques, nos référents épistémologiques, nos concepts théoriques et nous amène à les trahir toujours peu ou prou. Que faisons-nous de ces infimes trahisons ? Sont-elles pour nous, thérapeutes, des leviers de changement, et d’évolution permanente ?

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