Cécile, la petite fille qui ne souriait pas : la place du jeu en thérapie d’enfant

Article publié dans Recherches et succès cliniques de l’hypnose contemporaine, sous la direction de C. Virot, Le Souffle d’or, 2007.

Voici une thérapie d’enfant menée il y a quelques années et dont les difficultés m’ont permis de réfléchir à l’hypnose du thérapeute et sa fonction dans la construction du système thérapeutique clinicien-enfant.

1- L’hypnose : un espace de jeu pour le thérapeute d’enfants

Très rapidement, quand on travaille avec les enfants, on bute sur une des spécificités de cette clinique.

La thérapie d’enfants : une rencontre de plusieurs systèmes

S. Lébovici disait souvent : « je recevrai des enfants tant que je pourrai jouer avec eux à quatre pattes sur le tapis.»

Souplesse physique, agilité psychique… les thérapies d’enfant font des cliniciens de véritables acrobates. Il est vrai que nous devons apprendre à jongler avec les différents systèmes impliqués dans cette aventure.

Ce sont souvent les écoles qui prescrivent un suivi. Si elles ne s’immiscent pas trop dans le déroulement du travail, il est certain qu’elles constituent « un tiers pesant » non négligeable. Leurs attentes ne sont jamais tout à fait les mêmes que celles de la famille et cela peut placer l’enfant dans des conflits de valeurs ou de loyautés.

Par ailleurs, les frontières entre thérapie d’enfant et thérapie familiale ne sont pas faciles à définir clairement, elles sont plutôt poreuses, et se redessinent constamment.

Quand on travaille avec un adulte, on travaille sur sa constellation familiale mais de manière indirecte, à travers le matériel fantasmatique du patient, son ressenti, son système de représentations.

Quand on travaille avec un enfant, on connaît physiquement la famille. Non seulement lors de la première séance, où la rencontre est formelle – j’y reçois régulièrement l’enfant avec ses deux parents -, mais aussi à chaque début et fin de séance qui donnent l’occasion de croiser soit la mère, le père, le petit frère, la grande sœur, la nounou, quelques fois les grands parents, et assez souvent le petit chien.

Ces échanges informels sont loin d’être anodins. Entre la famille et le thérapeute de l’enfant, s’y déroulent un certain nombre d’interactions directes, quelques fois décisives  pour l’évolution de l’enfant.

Bien des choses du fonctionnement familial s’exposent, se donnent à voir à entendre, de manière dense et rapide.

On pourrait presque dire qu’une part réelle du travail thérapeutique « se négocie » dans ces interfaces, dans cet « entre deux ».

Peuvent s’y déployer aussi bien les résistances familiales qu’une alliance thérapeutique.

Un enfant peut entendre que les changements nécessaires pour lui ne sont pas menaçants pour la famille. Au fur et à mesure, je peux être amenée à ratifier ces changements à travers des paroles apparemment banales. Ou au contraire le « contrôle » parental peut être omniprésent, pour que rien ne change. L’enfant est ainsi placé dans une position totalement paradoxale : il est le patient désigné – « il faut le soigner » – et à la fois, on demande que rien ne change, et surtout pas sa place dans la famille. Son symptôme ayant une fonction centrale dans l’homéostasie de la famille.

Bref, comment à la fois tenir compte de tout cela, sans se laisser envahir par une mère dépressive, un père défensif, une sœur jalouse, un petit chat impatient ?

Comment rester le thérapeute de l’enfant tout en étant mobile au cœur des différents systèmes relationnels de l’enfant ?

Comment être sur plusieurs plans en même temps, sans perdre l’intensité de sa présence auprès de l’enfant ?

Un espace ouvert sur le jeu

On voit se dégager une des spécificités de la position de thérapeute d’enfant : à la fois on est en prise directe avec les enjeux familiaux, on travaille sur les alliances,  avec la fragilité d’un parent, on peut solliciter les compétences de la fratrie, et à la fois on est « tout entier »  pour l’enfant. Notre patient c’est l’enfant ; l’espace qu’on lui offre, est un espace pour se construire, consolider, étayer son espace intérieur, son image de soi, sa singularité la plus irréductible.

Même si on se prend de temps en temps pour un thérapeute familial, on est avant tout engagé dans un travail d’individuation.

Parvenir à rester soi-même mobile dans ces différents niveaux, tout en habitant sa place de thérapeute, permettra à l’enfant de se situer de manière souple dans ses processus de différenciation et de filiation, d’autonomie et d’appartenances.

L’hypnose est à ce titre là un outil précieux.

L’hypnose induite chez l’enfant, se révèle un outil thérapeutique intéressant pour lui permettre de se situer dans cette complexité relationnelle et d’y trouver sa voie (sa voix ?).

Mais ce qui m’aide le plus, ce n’est pas seulement l’hypnose du patient. Car c’est bien par un état de veille généralisée, que je parviens – quand j’y parviens – à être présente à la singularité irréductible de l’enfant, c’est-à-dire à la fois à son individualité mais aussi à son environnement le plus large et le plus complexe, sans m’y perdre ou au contraire en acceptant de m’y laisser perdre tout en demeurant à ma place.

Le système thérapeutique en fait se construit sur une mise en jeu réciproque de l’état hypnotique de l’enfant et de la veille généralisée du thérapeute.

C’est dans ces interactions, au sein même de cette relation dans laquelle les états hypnotiques du patient et du clinicien se répondent, sont en correspondance que le plus essentiel me semble se jouer.

La thérapie ne serait donc rien de moins, ni rien de plus qu’un terrain de jeu. Mais jouer, ce n’est pas si simple et engage toute la responsabilité du thérapeute.

Si l’hypnose est un jeu d’enfant, le thérapeute y est aussi totalement impliqué.

A quoi joue-t-il ? Quel est l’enjeu de cet espace ?

Depuis Winnicott, on sait que notre responsabilité consiste à donner à l’enfant la possibilité de se mouvoir dans son aire transitionnelle, afin que l’enfant puisse préserver et développer sa capacité de jouer.

Depuis F. Roustang, on sait que notre responsabilité consiste à « créer une relation tellement forte que le patient puisse y déployer le champ de Sa propre responsabilité »

Le cas de Cécile m’a semblé intéressant pour illustrer les difficultés, mais aussi la richesse de ce métier de jongleur qui exige à la fois rigueur et souplesse.

2- Présentation du cas : la tristesse de l’ange

Ce qui frappe en premier lieu quand je rencontre Cécile – 9 ans – pour la première fois c’est le contraste que présente cette enfant. Contraste entre son visage angélique (blonde, les joues roses, les yeux clairs et d’un bleu profond), et la tristesse qui émane d’elle et qui est à la limite du supportable pour certains, notamment la maîtresse.

C’est en effet l’école qui m’adresse Cécile, elle est très inhibée, ce qui l’empêche d’avoir de bons résultats scolaires, et surtout me dira la maîtresse quelques jours après au hasard d’une rencontre : «  je ne l’ai jamais vu sourire »

Contraste aussi entre l’évidence de sa souffrance et l’impossibilité pour les parents de la prendre en compte. Ils sont donc dans une attitude de déni : « Cécile est une enfant calme, obéissante ». Leur demande implicite : « Ne la changez pas »

D’emblée, je pressens chez Cécile tout son potentiel, je sens en elle comme quelque chose de lumineux que j’ai bien (trop ?) envie de faire advenir, car je ne mesure pas encore toute la chape de béton familial qui pèse sur elle.

Je ne mesure pas encore toutes les fonctions à laquelle elle est assignée par le système familial dans son ensemble, ni à quel point ce système est bien trop fragile pour pouvoir supporter le moindre changement.

Je vais découvrir tout au long de cette thérapie à quel point la fonction de cette enfant est essentielle pour maintenir l’homéostasie du système familial, que le système est bien plus rigide qu’il n’y parait, et que tout changement représente pour lui un risque considérable et réel.

Cécile a une fonction pivot dans tout ce système, de quoi peut-elle se libérer sans que le système familial ne s’effondre ?

L’histoire familiale : une série de traumatismes non élaborés

Il apparaît d’emblée que Cécile est entourée par une famille élargie extrêmement soudée autour de drames non élaborés et de souffrances non accessibles.

Du côté de la filiation maternelle.

– la mort, il y a trois ans, d’une tante de Cécile, qui était aussi sa marraine. Morte dans un accident de voiture avec une de ses filles – cousine et meilleure amie de Cécile, même âge. La tante conduisait, ses trois autres enfants ont survécu.

Quand je veux approfondir cet épisode, la mère stoppe toute exploration : « c’est un chagrin qu’on partage toutes les deux »

– le suicide de la grand-mère de Madame, dont elle porte le prénom.

Du côté de la filiation paternelle :

– un frère mort très jeune

– une sœur, en fauteuil roulant suite à un accident de voiture.

C’est Madame qui en parle, Monsieur n’en dira rien. Je ne saurai rien d’autre – non-dits pesants que tout le monde protège.

La maman évoque sa maladie génétique, qui s’est révélée à l’âge de neuf ans et demi. Madame porte une prothèse à la jambe gauche ; marche avec deux béquilles ; c’est une maladie dégénérative qui entraîne hospitalisations et opérations récurrentes. Quand je veux un peu mieux comprendre, Madame esquive : « mon médecin m’a appris à vivre avec »

Silence, on souffre. Mais les enfants se font, inévitablement, la caisse de résonance de toutes ses souffrances et angoisses non élaborées.

Cécile est l’aînée de trois enfants. Vient après elle une petite fille de 6 ans et demi, Laure, véritable ouragan. « La maison vit au rythme de ses colères » explique sa mère, à la fois impuissante et cautionnante, et un petit dernier de trois ans, apparemment paisible.

La place de Cécile dans la famille

La fonction de Cécile se dessine. Être celle sur qui tout le monde peut compter. Ce qui passe par des positions quasi sacrificielles, que Cécile semble accepter : « je dois être sage, parce que maman a déjà fort à faire avec les deux autres », dit-elle spontanément.

Cela signifie pour elle implicitement : être quasiment la jambe de sa mère ; être celle qui réalise ce que sa mère ne peut plus faire – une passion pour le cheval les réunit ; Cécile monte à cheval autant de fois que sa mère enrage de ne plus pouvoir monter. Cécile est devenue la sagesse que sa mère est bien obligée d’accepter.

Sa sœur met en œuvre les colères, les sentiments d’injustices éprouvées par la mère. Les rôles sont  distribués de manière clivée, pourquoi diable une maîtresse demande-t-elle que quelque chose change.

Le père qui ne s’exprime pas, sort de son mutisme pour  déclarer : « et puis moi aussi j’ai toujours été timide… »

Pour rester la fille de son père et de sa mère, tout processus de différenciation est interdit, ou pour le moins bloqué.

3- Déroulement de la thérapie : de la maison noire à la maison orange

1ère séquence. La transe-formation du cheval : ou quand l’imagination de Cécile représente une menace pour la famille

Après la séance familiale, je reçois Cécile seule. Elle se montre coopérante – trop, me semble-t-il. Parler est un effort pour elle, qu’elle est prête, cependant  à faire, puisqu’elle a tellement à cœur d’être conforme à ce qu’on attend d’elle. Il est bien entendu que je ne vais pas laisser se répéter ici, quelque chose qui pourrait être de près ou de loin une relation transférentielle. Mon objectif, c’est de lui offrir un point d’appui lui permettant d’innover de nouveaux jeux relationnels. Je lui dis qu’on peut faire autre chose que de parler, dessiner par exemple.

Elle hésite un bon moment.

J’introduis ainsi sur un mode conversationnel une induction invitant Cécile à suspendre son fonctionnement habituel, ce qui ne peut qu’introduire une indétermination, prélude à la confusion.

Je continue cette invitation à entrer en hypnose, en  construisant un peu plus le retrait, je lui dis qu’il s’agit d’un moment juste pour elle, qu’il n’y a rien à réussir, que ce qu’elle dessinera ne concerne qu’elle et moi, et qu’ici dans l’espace de ce bureau, on ne se préoccupe ni de l’extérieur, ni des autres.

Je lui suggère  d’un air complice et avec un large sourire : « Ici on a le droit d’être égoïste ! » Esquisse de sourire de Cécile, qui a bien compris le message.

Prémisses d’un état hypnotique. Arrêt, confusion, attente, début de suggestion. Tout est en marche.

Cécile prend lentement une feuille, et se met à peindre, dans un silence que je respecte. Concentrée sur son dessin, elle est déjà ailleurs. La dissociation est à l’œuvre.

Elle peint une belle maison, bien construite équilibrée, mais toute noire (dessin 1). Tout est noir sauf le toit et les deux portes. A l’extérieur de la maison, un peu de vie, et de joie, tout de même ! Une piscine, où nage une cousine, et à l’opposé, Cécile aspergée par un cousin avec un jet d’eau – agressif ? ludique ? phallique ? Je ne m’arrête pas à ces interprétations intra psychiques, je rebondis sur cet espace ouvert même de manière ténue sur le jeu.

D’emblée, je choisis de solliciter ses ressources et je lui demande de dessiner les activités qu’elle aime faire. Au fur et à mesure qu’elle les dessine, il me semble qu’elle s’allège. Esquisse d’un deuxième sourire que je ratifie : « Dans la vie, il y a des choses qui nous font sourire et même rire, c’est chouette de connaître ces joies »

A la séance suivante, elle commence par faire un dessin de manège, avec une représentation d’elle très minimaliste. Ce dessin reste encore très réaliste, très en prise avec le réel. Je la félicite tout en lui suggérant qu’on peut, ici, laisser l’imagination s’envoler.

Je renforce la dissociation, toujours sur un mode conversationnel. Je lui suggère de continuer de laisser son corps se détendre sur la chaise, tout en laissant son esprit se libérer et aller dans le monde de l’imagination.

Là, elle prend une nouvelle feuille, l’ambiance est d’emblée différente ;

Les chevaux ont des ailes, on est dans le ciel, bleu et dégagé, ils habitent une autre planète, et ces chevaux ailés se régalent de bouts de ciel bleu et de chocolat.

Inutile de vous dire que Cécile ce jour là avait un beau et large sourire. Elle venait de découvrir de nouvelles possibilités d’existence.

4° séance. Elle veut continuer l’histoire. Je lui propose d’en faire carrément un livre ; elle jubile, et écrit le titre (dessin 2). « La transformation du cheval » et la manière dont elle l’écrit fait vraiment penser à « la Transe-formation ». Hasard, volonté de me faire plaisir, intuition, ou communication profonde entre elle et moi? En tous les cas, elle commençait à se mouvoir dans un nouveau champ de liberté. Vous imaginez ma jubilation.

Mais j’allais vite déchanter. Je commençais, en effet, à mesurer combien chaque avancée de Cécile pouvait être suivie de mouvements dépressifs, régressifs ou défensifs non seulement d’elle-même, mais aussi de la famille.

Au cours des séances suivantes, en effet, elle « rechute », et le contrôle parental est de plus en plus massif. « Ah, vous travaillez sur l’imagination ? » me dit un jour la mère à la fin d’une séance… « On se demande avec mon mari si ce n’est pas dangereux, l’imagination ! » J’explique un peu, tout en sollicitant, je ne sais pas vraiment pourquoi, une séance familiale avec le père, la mère et Cécile.

Au cours de cette séance, je mesure à quel point la fiction est une parade défensive de la famille face au réel qui s’impose; on fait « comme si », comme si  tout devait aller bien. Du coup, cette fiction ne peut permettre de transformer le réel, et ne laisse pas de place à l’imagination, qui elle permet de reconfigurer le réel et d’inventer de nouvelles positions.

J’ai beau dire explicitement que Cécile a le droit d’être différente de son père et de sa mère, cela ne fait que renforcer ses conflits de loyautés. Elle ne peut s’autoriser une liberté que ses parents n’envisagent même pas de prendre. Le risque tant affectif, qu’existentiel est grand pour Cécile, et pour la famille.

2e séquence. La maison des fleurs, ou l’intrusion progressive de la mère

S’ouvre alors une deuxième séquence dans cette thérapie. Cécile change d’histoire, raconte maintenant celle  d’une famille fleurs, dont la vie  va rester assez morne, peu animée. Les fleurs sont plutôt stéréotypées, elles se ressemblent toutes et rien ne se passe vraiment pendant plusieurs séances.

Parallèlement à cela la mère va petit à petit s’arranger pour occuper l’espace thérapeutique de sa fille. A la fin des séances, en effet elle s’installe de plus  en plus longuement, me parle de son histoire, de sa maladie, de sa dépression. J’ai du mal à stopper ce flot de paroles et d’émotions. Je laisse faire parce qu’il me semblait important d’entendre cela. Mais au fur et à mesure, je me laisse touchée par cette femme. A mon insu, va se constituer une alliance mère-thérapeute.

Cécile ne va pas plus mal, mais ne va pas mieux non plus. Le travail piétine. Tout se passe comme si en soutenant sa mère, je ne faisais que renforcer la position de Cécile dans la famille. Se reproduit dans l’espace thérapeutique ce qu’il se passe dans la famille : Cécile s’efface, dans une certaine mesure je suis moins présente à elle, à elle toute entière.

Il est temps d’introduire du changement, et d’opérer un changement de position. Pour cela, avant une séance, je me mets en auto-hypnose, et je  me place en  face de Cécile et de mes difficultés.

Je me rend compte  alors à quel point j’ai du mal à entendre la dépression de cette enfant. Il m’est plus facile d’entendre celle de sa mère. Si j’étais en contact avec ses ressources, son côté angélique, je tenais à distance son fond dépressif. Je sollicitais un peu trop l’un au détriment de l’autre ne facilitant pas les processus d’intégration de Cécile, ne lui permettant pas l’accès à son unité, c’est-à-dire à sa singularité.

« C’est en nous que retentit la singularité de l’autre » explique F. Roustang. L’intensité de la présence thérapeutique suppose notre capacité à prendre tout de l’autre. C’est véritablement un geste, une posture qu’il faut refaire sans cesse.

Cela a un effet immédiat sur les séances ; la vie dans la maison des fleurs s’anime, et Cécile se propose alors de dessiner sa famille à elle.

Quand les demandes familiales répondent aux défenses du thérapeute, le travail piétine et il est facile d’évoquer l’intrusion familiale…

Je finis par signifier à la mère que l’espace thérapeutique de sa fille ne pouvait être le sien. Cette empathie de ma part envers la souffrance de la mère a-t-elle été un frein ? ou au contraire, un détour nécessaire, un point de départ pour un début de différenciation et d’individuation pour Cécile ? Je ne sais.

En tous les cas, une confiance commence à s’établir entre la famille et moi, l’alliance mère-clinicien s’est transformée – pour un temps – en une alliance thérapeutique avec la famille.

Cela va constituer un répit au cours duquel Cécile va commencer à pouvoir élaborer et symboliser sa dépression.

3e séquence. Le dessin de la famille, ou l’impuissance du thérapeute

Dans ce dessin (dessin 3), Cécile place, en premier lieu, sa mère, au centre, qui s’équilibre plutôt bien avec ses béquilles. Elle se place en second, à la droite de la mère, presque aussi grande qu’elle. Elle se tient, me semble-t-il, à une « bonne distance », laissant supposer que quelque chose s’est tout de même régulé dans sa position par rapport à sa mère. A la gauche de la mère, son mari, bien ancré dans le sol, bien stable ; il assure ! Ces trois personnages occupent toute une feuille. Cécile s’arrête de dessiner. Je la questionne : « Il n’y a personne d’autre dans la famille ? » Elle prend une nouvelle feuille et dessine la fratrie en quelque sorte : tout d’abord son cheval, qui occupe quasiment les deux tiers de l’espace, puis son petit frère et enfin Laure. Tout le monde sourit, sauf la petite sœur (dessin 4).

Voici venir le temps de l’exploration des rivalités fraternelles.

Cécile souffre du fait que sa mère lui consacre trop peu de temps. Le soir elle doit faire ses devoirs toute seule pendant que sa sœur occupe sa mère à temps plus que plein. Elle souffre, mais elle n’ose pas encore exprimer ses colères, qu’elle retourne contre elle-même.

Il lui faudra beaucoup de temps avant de s’autoriser à exprimer ses pulsions agressives envers sa sœur. Affronter ses pulsions agressives est une véritable souffrance narcissique pour Cécile.

Je travaille alors sur la symbolisation de ses fantasmes hétéro-destructeurs, en lui proposant de jouer avec les peluches. Le crocodile va subir les assauts de sa haine. Cela la fait rire joyeusement, et finit par l’alléger et la soulager.

Du coup, à la maison, elle se fait davantage respecter, elle sort imperceptiblement de sa position de sacrifice : « j’ai réussi à dire non à Laure, et à lui interdire de rentrer dans ma chambre hier »

Mais cette famille, tragiquement frappée par des pertes au niveau des fratries, ne peut supporter que Cécile bouscule l’homéostasie de la famille.

Cette résistance familiale commence sérieusement à m’agacer. Je perds patience et je me sens un peu découragée.

4e séquence. Les ballons multicolores, quand l’horizon se dégage

La quatrième séquence de cette thérapie, s’ouvre sur une espèce d’indifférence de ma part. En désespoir de cause, ne sachant plus quoi faire, je lance le va-tout de l’hypnose.

Il est vrai que depuis la première séquence, je m’y étais moins hasardée, trop en prise avec la résistance de la famille.

Habituellement avec les enfants, je prends appui sur le jeu et le dessin pour induire un état hypnotique, de manière très peu formelle, utilisant leur aptitude quasi naturelle à entrer dans ce processus. Ici, agacée, je change mes habitudes et je fais avec Cécile une séance « classique », ce que j’appelle « l’hypnose de fauteuil », par opposition à l’« hypnose de jeu » (cf. article in La note bleue, sous la direction de D. Megglé, Satas, 2005).

Au cours de cette séance, je suggère quelque chose de léger, d’aérien – j’avais sans doute moi-même besoin d’air et surtout de retrouver ma liberté – je suggère donc une promenade dans le ciel bleu (peut-être celui de la transformation du cheval). Promenade sur un tapis volant, porté par des ballons multicolores. Je suggère à Cécile de se perdre dans le ciel, de se laisser porter par les courants d’air contraires, d’y trouver de la tranquillité. Malgré ces mouvements qui la ballottaient, elle pouvait découvrir tout autour d’elle, un très large paysage et le parcourir à sa guise, à son rythme. Des amis oiseaux venaient la rejoindre.

La séance dura assez longtemps, son visage se transformait au fur et à mesure de la profondeur de la transe. Je lui donnais une suggestion post-hypnotique : dans sa situation, il n’y a qu’elle qui puisse trouver la place qui lui convienne, elle seule sait les changements ou non changements qui sont bons pour elle. Ayant repris moi-même ma liberté je lui restituai la sienne.

Au réveil, elle eut envie de dessiner les ballons multicolores. (dessin 5)

A la séance suivante, Cécile reprit l’histoire de la famille fleurs. Là tout bouge, la famille fleur déménage dans une maison plus vaste, une belle maison orange, où chaque enfant a sa chambre. Ensuite elle dessine l’environnement de la maison, une place centrale est donnée au  jeu, et il y a même un lieu de « transformation des couleurs ». (dessin 6)

La dernière page de son histoire s’intitule « 15 ans après » Vive les mariés. Belle projection dans le futur. (dessin 7)

Cécile décide d’espacer les séances. Elle va de mieux en mieux.

Nous convenons d’arrêter définitivement. Son sourire grave était devenu rieur, et plein d’humour : « à l’école, je suis encore un peu timide, mais c’est comme ça ! ». Son dernier dessin est un représentation d’elle-même, bien centrée dans un espace plein de promesses. (dessin 8)

Que s’est-il passé ?

4 – La veille généralisée du thérapeute

Si la séance des ballons multicolores fut décisive, ce n’est pas seulement grâce à l’utilisation de l’hypnose chez le patient, ce fut mon changement de position.

Dessin d’enfant ou dessein du thérapeute ?

C’est au moment où je n’attends plus rien que quelque chose de réellement significatif se met en place. Comme si pendant un certain temps ma sollicitude envers Cécile, envers sa famille, ma bonne volonté empêchait cette enfant d’accéder à sa profonde liberté.

Il fallait que je cesse d’avoir un dessein sur cette famille pour que la puissance imaginative des dessins de Cécile l’aide effectivement à opérer les changements qui lui étaient nécessaires, et qu’elle seule pouvait définir.

« L’imagination possède l’énergie suffisante pour imposer une nouvelle donne, un nouveau plan à la fois plus réaliste et plus gros d’avenir. Mais ce nouveau plan, pour être effectué, devra être décidé par une appropriation.» (F. Roustang)

Pour parvenir à cela, il a fallu que j’accepte mon impuissance.

Ainsi que le disait Chertok : « l’hypnoanalyste est d’abord quelqu’un de sensible à la multiplicité incontrôlable des facteurs qui jouent dans la cure et qui est capable  de vivre son impuissance sans la refouler derrière des théories »

Il me semble essentiel de ne rien vouloir pour l’enfant. Ne pas avoir de dessein pour la famille.

C’est peut-être là que se situe la frontière entre thérapie individuelle d’enfant et thérapie familiale. En tant que thérapeute d’enfant, je ne dois rien vouloir comme changement pour la famille. Je dois seulement donner à l’enfant la possibilité de trouver lui-même SA place.

Sinon je me substitue à la responsabilité de l’enfant, je le prive de sa propre liberté.

Comment y arriver ?

Par l’attente, telle que F. Roustang la définit.

Face au déferlement des impressions, au foisonnement de ce que l’on reçoit par le fait d’être  en contact direct avec la famille, il faudrait, comme le suggère F. Roustang « ne rien faire, surtout ne rien faire que d’être là », dans une attente.

« Seule une attente de total loisir va permettre l’unification de ces sensation multiformes… Par son sentir ouvert, le thérapeute invite le patient à remettre en mouvement Son propre sentir, c’est-à-dire le lieu où apparaissent de nouveaux liens, de nouveaux possibles.»

« Etre dans la pure attente ? Cela signifie s’attendre à tout et à n’importe quoi. Ce n’est pas une attente vide, mais une attente qui délibérément se vide, justement pour rester en contact avec tous les possibles et se rendre capable de les laisser advenir… »

L’attente étant, pour F. Roustang, l’essence même de l’hypnose.

Conclusion

Finalement la position de thérapeute d’enfant devrait flatter ma fainéantise. Plus les informations qu’on y reçoit sont riches, moins il y aurait de choses à faire. Ce dépouillement du faire du thérapeute qui renforce l’intensité de sa présence, c’est peut-être là le lieu de notre liberté.

Liberté qui « touche la vie dans son jaillissement ».

Ce qui fait la richesse, la difficulté des thérapies d’enfant c’est ni plus ni moins l’émerveillement sans cesse renouvelé devant la vie qui se donne, se  cherche, se perd, se trouve, se transforme, dans un mouvement étonnant, déstabilisant, innovant. L’enfant interroge sans cesse notre capacité à prendre tout de cette vie qui s’invente sans cesse.

Bibliographie

Bateson G. Vers une écologie de l’esprit. Le Seuil, 1977.
Fabre N . Le travail de l’imaginaire en psychothérapie de l’enfant. Dunod, 1998.
D. Megglè. Sous la direction de. La note bleue. Satas, 2005.
Prieur B.& Rey E.Col. Systèmes,éthique, perspectives en thérapie familiale. ESF, 1991.
Prieur N. Nous nous sommes tant trahis. Amour, famille et trahison. Denoël, 2004.
Roustang F. Qu’est-ce que l’hypnose ? Les éditions de minuit, 1994.
Roustang F. La fin de la plainte. Odile Jacob, 2000.
Roustang F. Il suffit d’un geste. Odile Jacob, 2003.
Selvini Palazzoli M. Cirillo S. Selvini M. Sorrentino A.M. Les jeux psychotiques dans la famille. ESF, 1990.
Winnicott D.W. Jeu et réalité. L’espace potentiel. Gallimard, 1971.

Les trahisons familiales : une chance pour l’évolution des couples et des familles

co-écrit avec Bernard Prieur in Cahiers critiques de thérapie familiale N°38. De génération en génération, quelle transmission ?, 2007.

Cela fait plusieurs années* que ce thème nous interroge. Présentes dans de nombreuses thérapies, les trahisons n’épargnent aucun lien. On se trahit entre amis, en famille, en couple, on se trahit soi-même.

Résumé

L’histoire de l’humanité est jalonnée de trahisons. Ces fractures symboliques furent cependant fondatrices de nouvelles civilisations. Peut-on échapper à la trahison ? La trahison constitue un des fondements de nos êtres. Il s’agit moins de débusquer le traître mais plutôt de parvenir à vivre entre infidèles.

La trahison nous amène aux confins du concevable et de l’intelligible. Elle entraîne une fixité du temps, une sidération des émotions, c’est pour cela qu’elle est insupportable,et le sentiment de trahison s’alimente souvent dans la compulsion à vouloir comprendre.

Nous montrerons en quoi les trahisons peuvent être considérées comme un processus interactionnel à part entière, sur lesquels les thérapeutes peuvent prendre appui pour permettre aux systèmes bloqués d’évoluer.

* 1998 – Colloque du Ceccof – Les trahisons familiales
1999 – Les héritages familiaux, sous la direction de Bernard Prieur (ESF)
2004Nous nous sommes tant trahis, Nicole Prieur (Denoël).

1-La trahison, la plus fidèle compagne de l’homme

Depuis la nuit des temps, l’histoire de l’humanité est jalonnée de félonies et d’hérésies qui ouvrent  sur de nouvelles civilisations, et  inaugurent de nouvelles légitimités. Les actes de perfidie, au-delà de leur violence apparaissent comme  des facteurs nécessaires d’évolution de nos sociétés et de nos civilisations.

A y regarder de plus prés, on peut se demander s’il est possible de ne pas trahir.

Finalement, peut-on ne pas trahir ?

En fait, vouloir éliminer le processus de trahison semble un combat vain, car c’est un combat contre l’humain. La trahison n’est pas, comme on voudrait nous le faire croire, l’apanage des immoraux, des malades ; elle n’est pas un accident de la relation. Elle fait partie intégrante de la relation. La trahison constitue un processus inéluctable et spécifique de notre condition humaine.

Cela amène chaque individu à se considérer lui-même comme un traître en puissance.

Soi-même comme un traître, ou le chemin de l’éthique

Il s’agit peut-être alors de se demander comment vivre entre parias potentiels qui, à force de se savoir dangereux pour les autres, pourraient  mesurer davantage les conséquences de leurs actes. Paradoxalement un nouveau regard sur les trahisons peut ouvrir sur une  éthique de l’altérité, c’est à dire sur un mieux vivre avec l’Autre.

L’éthique serait cette conscience toujours renouvelée qui permet de mesurer que le traître est d’abord en soi, au cœur de notre pensée, de notre parole, de notre connaissance. Rester vigilant à cet affleurement de la trahison peut la rendre moins tragique à force de la savoir imminente. Peut être devenons-nous sujet quand nous mesurons précisément qu’elle est toujours virtuellement présente dans toute relation interpersonnelle, et qu’elle fait inexorablement partie de nous.  Considérer le traître comme l’étranger, l’Autre, irrémédiablement mauvais, contre lequel le groupe doit se défendre, qui sert de surface de projection à tout ce que l’on ne veut pas voir à l’intérieur, renforce la pensée manichéenne, les clivages.

La trahison : une réalité insaisissable

En fait, nous nous sommes d’autant plus intéressés à ce sujet, que les trahisons dans la famille sont quasiment vierges conceptuellement. Très peu de choses ont été écrites en sciences humaines. Quand on a  voulu approfondir ce concept, on s’est  aperçu très vite qu’il  nous  débordait de toutes parts.  Royaume des  apparences trompeuses et   rebelles, la  trahison parait insaisissable. Elle  revêt des figures protéiformes, contradictoires, subtiles  qui ne se livrent pas d’emblée. Elle glisse sans cesse entre les mots. Elle  échappe et déborde les définitions les plus rigoureuses. Elle peut avoir l’air d’une   infidélité, comme d’une trop grande fidélité. Elle peut être aussi bien mensonge  que révélation d’un secret, donc vérité. Toutes les figures de trahisons n’épuiseront  jamais  sa complexité.

Pour autant, ce n’est pas  une notion « fourre-tout ».

Ce que l’on retiendra ici, c’est surtout l’aspect kaléidoscope de la trahison, les jeux de miroirs qui la traversent et la constituent.

Elle met en œuvre  plusieurs niveaux

1° niveau ; l’acte, qui  d’ailleurs peut  exister ou ne pas avoir lieu. On peut se sentir trahi, sans qu’il y ait eu un acte objectivable. Il suffit quelquefois d’un geste, d’un mot.

2° niveau : le vécu. Vécu bien sur opposé selon  la place d’ où l’on se tient- victime, traître, tiers- le traître n’a pas forcément le sentiment de trahir, la victime n’est pas toujours aussi  passive qu’elle le pense….

3° niveau : Le récit. Socialement, le récit de la trahison a une fonction très importante, il  se doit d’être  édifiant. Accuser quelqu’un de trahison, puis le juger, c’est contribuer à l’établissement d’une nouvelle légitimé, et édicter une pratique nouvelle de la morale. En fait, c’est tout un système social, idéologique qui se raconte dans sa manière de délimiter les formes de trahison, de la désigner. Les mystifications forgées alors, voire les propagandes de tous bords vont constituer un outil de  contrôle puissant pour les autorités en place.

Mais dans une famille qui désigne la trahison ? Qui la juge ? Qui en fait le récit ?

Ce qui nous semble intéressant, c’est que le processus de trahison révèle de manière paroxystique et la puissance créative de la relation et sa capacité mortifère. La trahison met en évidence ce moment particulier où le sens se perd, mais aussi où il peut se refonder autrement. Et souvent en tant que clinicien, nous intervenons dans le creux de la vague, au moment où  les chaînes associatives familiales sont perdues, où les liens ne font plus sens.

Comment  aider les individus  et les familles à passer du versant  mortifère au versant  créatif des trahisons  et de la relation?

Peut-être justement en acceptant la part d’ambiguïté fondatrice.  La trahison nous amène aux confins du concevable, d e l’intelligible, c’est pour cela qu’elle est insupportable.

Notre position de clinicien ne nous invite elle pas à la considérer comme telle.

2- Amour, Famille et Trahison

Ceci revient à se demander, comment, au-delà de la souffrance, les trahisons familiales peuvent  constituer  des ressources pour les individus et leurs familles. Pour cela, il nous semble  indispensable  d’ouvrir le champ sémantique de ce concept.

Nous pouvons toujours tenter de commencer par une définition, quitte à la dépasser rapidement.

De quelle définition pouvons nous partir? Les trahisons sont  des ruptures  dans l’ordre des alliances, des césures dans l’enchaînement des filiations. Elles introduisent une fracture dans  la continuité du temps, instituant le  temps d’avant la trahison et le temps  d’après la trahison. Trahir, c’est briser l’horizon donné, c’est une aventure toujours douloureuse qui parle d’une liberté humaine sans cesse à conquérir.

La famille, comme lieu des premières trahisons

Elles incubent tranquillement, à l’abri de l’amour le plus tendre. « Qui aime bien, trahit bien », pourrait-on plagier, et cela commence très tôt.

Le bébé, dés sa naissance, et sans doute  avant, reçoit tout un héritage symbolique qui constitue son assise originaire, et qui le soumet à d’importantes contraintes de développement.

En retour de tout ce qu’il reçoit, le bébé  se trouve, en effet, lié par tout un système de loyautés, véritables liens éthiques qui structurent  et régulent les relations intra-familiales et assurent la continuité du groupe. Etre loyal implique d’intérioriser les attentes du groupe, et d’adapter un comportement conforme à ces attentes.

Ainsi, le don crée la dette, qui  à son tour engendre des loyautés. La question qui se pose à tout un chacun : jusqu’où être loyal ?  D’une part, ce que reçoit un enfant est tellement incommensurable qu’il ne pourra jamais – quoiqu’il fasse -s’acquitter de sa dette. Le don est tellement profusion qu’il est sans commune mesure avec ce qui pourrait être « rendu ».

D’autre part, les attentes à son égard  sont  démesurées et imprécises, tenaces et improbables. Il faudrait être l’enfant idéal de papa, de maman, de grand-mère, de grand-père, de la grande sœur, du petit frère, de la nounou… strictement illusoire !

L’A-venir, croqueur de loyauté

Etre redevable envers les générations passées, constitue bel et bien une loi humaine. Nul ne peut « ramener » les compteurs à zéro. Non seulement tout enfant est déloyal, mais en plus il le reste toute sa vie. Ainsi, traîtres nous naissons,  traîtres nous mourrons.

Mais alors, les relations familiales sont-elles condamnées à cet immoralisme hautement suspect ?

Une des spécificités du lien familial, consiste à  « rendre » non pas à celui qui nous a donné, mais surtout aux générations futures. C’est devant l’avenir que nous sommes avant tout  responsables. L’obligation majeure dans laquelle  la vie nous place, c’est celle  de transmettre à notre tour, d’engendrer un temps nouveau, en invitant d’autres êtres à être, que ce soit dans la famille, dans le travail, dans nos divers engagements.

Entre les mouvements descendants des dons, bien  plus nombreux et les mouvements remontants des loyautés, existent une véritable dissymétrie, une certaine non réciprocité, ce qui garantit l’impulsion vers l’A-venir.

Ainsi la famille est traversée par des lignes de fond et de  forces contraires, dont les antagonismes sont nécessaires, et vitaux ; l’histoire de la famille se tisse dans une dialectique entre tradition et trahison. Notons d’ailleurs, que  Trahison » et « Tradition »ont une racine  latine commune : le verbe tradere, qui signifie livrer, faire passer… Les mouvements de transmission seraient donc indissociables de la trahison. La transmission inscrit le sujet dans ses filiations et appartenances irréductibles, et la trahison le pose dans sa différence et son individualité.

Grandir, c’est trahir

Exister, c’est transformer sans cesse le déterminisme de ses héritages en futur à inventer.

Devenir soi s’effectue  par l’abandon de ce qui nous a engendré. Naître à soi, implique que l’on sorte  du lieu qui nous a fait.

Naître nous inscrit dans un système d’obligations envers la famille. Grandir, implique la  refondation incessante  de ce système d’obligations.

Nietzsche : « Ainsi parlait Zarathoustra » : « Je vous ordonne de me perdre, et de vous trouver vous-mêmes. Et ce n’est que lorsque vous m’aurez renié, que je reviendrai parmi vous… Je chercherai d’un autre œil mes disciples, je vous aimerai  d’un autre amour… »

Pour cela , il faut parvenir à  s’accepter comme traître, quelle liberté, mais aussi quel courage !Cela suppose qu’on supporte le fait  d’être perdu comme enfant idéal, et comme parent parfait.

3- Trahison et clinique

En quoi cette réflexion sur les trahisons peut-elle être intéressante pour notre pratique ?

Pour illustrer cela, voici une vignette clinique :

L’histoire de G. : un enchevêtrement de trahisons dont la famille s’est fait le théâtre.

G. a 27 ans, quand elle consulte pour une thérapie individuelle.

La trahison à elle-même.

Elle évoquera d’emblée ce qui m’apparaît comme la problématique centrale de cette patiente.

« Il y a longtemps, quelqu’un est mort. Quand cette personne est morte, tout s’est effacé, ce que j’ai vécu avec lui a complètement disparu de ma mémoire. A un moment donné, je ne savais même plus mon âge.   Comme si avant la mort de Philippe, j’avais une ligne de vie, et puis il y a  eu ça, et après, c’est comme si ma vie avait pris un itinéraire bis. »

Voici énoncée la douloureuse trahison à elle-même, véritable désertion, elle  s’est  absentée d’elle, de sa propre existence. Elle a passé toute une partie de sa vie à ne pas y être, à ne pas exister,  marchant à côté d’elle-même. « J’en ai marre d’être une fille, je voudrais être une femme » Habiter son corps de femme, incorporer sa propre histoire,  me semble être sa profonde demande, à quel prix peut-elle y parvenir ?

Résumé des 3 premières séances.

Les trahisons « subies » par elle.

 La trahison divine 

« Il y a 12 ans, Philippe a choisi  de venir mourir à la maison. C’était un prête, ami de la famille. » Pour protéger les enfants les plus jeunes, les parents et Philippe parlent d’un cancer de la peau et laissent espérer  une possible guérison. Mais il meurt. G. a vécu  cela comme une conspiration familiale, mais en même temps, elle ne peut la désigner comme une trahison, le traître pour elle, ici c’est Dieu : «  Dieu m’a trahie, à l’époque, j’étais très croyante, j’implorais Dieu pour qu’il sauve P. J’aurai voulu mourir à sa place »

En désignant Dieu comme le traître,  qui protège t elle ? Philippe ? Personnage   étrange, et énigmatique   autour duquel s’est noué un imbroglio difficile, voire impossible à dénouer.  Il  a su donner à tous des signes, des gages de son amour, parvenant à faire croire à chacun qu’il avait avec lui  des liens privilégiés.  G. suppose    qu’il existait entre sa mère et P, une certaine attirance respective.  Mais  il était très proche aussi de son  frère aîné, ils faisaient des spectacles ensemble. Elle-même semble avoir été liée  à Philippe par des liens qu’elle ne définit pas.  « Je ne sais pas si je l’aimais »

Confusion  des sentiments, parfum illicite, manœuvres illégitimes, tout est là pour entretenir des soupçons réciproques.

G. apprendra  tardivement  que P. est mort du Sida. Quand je lui demande  s’il était  homosexuel, elle semble  troublée comme si  elle n’avait pas encore envisagée cette hypothèse, alors même qu’elle n’ignore pas cette  vérité et la confirme aussitôt.

En tous les cas la mort de P. rend  impossible tout éclaircissement : qui aimait-il vraiment ? Avec qui aurait-il pu trahir tous les autres.

Je fais l’hypothèse d’un déplacement. Son père, comme P avait été destiné à la prêtrise, n’a-t-elle pas  projeté  sur P. des fantasmes oedipiens?

Trahisons fraternelles

Elles sont évoquées dans toute leur virulence. Scène où le frère aîné la poursuit avec un couteau, où elle attaque le second à coup de balais, et en parlant de sa sœur « quand je la vois j’ai envie de lui foutre des baffes, je la rejette totalement cette fille, je n’en peux plus »rivalité par rapport à la figure paternelle : « à table si mon père me sert une demi coupe de champagne, ma sœur en réclame une entière »

Trahisons faites à d’autres membres de la famille

Le 2° deuil évoqué, c’est celui de sa GMP ; A la fin de sa vie, son GPP très autoritaire a installé d’office contre son gré sa femme, alors atteinte de la  maladie d’Alzheimer chez leur fille aînée avec qui elle ne s’est jamais entendue. Elle n’a cessé jusqu’à sa mort, et malgré sa démence de réclamer de rentrer chez elle, cela s’est passé de manière très lâche explique G puisque c’est au moment d’une opération que son mari a effectué le  déménagement  chez sa fille. Cette tante, est en conflit avec le père de G., G. elle-même s’est battue avec elle.

G. va reprendre à son compte cette trahison subie par la GMP. Elle va réclamer justice pour elle.

Ces trahisons subies sont douloureuses, on ne peut le nier. Elles constituent une menace existentielle, une blessure narcissique, elles fragilisent la sécurité affective de G.

Pour autant, nous faisons l’hypothèse que ce ne sont pas les trahisons subies qui sclérosent l’individuation mais plutôt celles qui se révèlent difficiles à désigner et, encore plus, celles qui se révèlent impossibles à agir.

En quoi, une trahison peut être salvatrice ?

Les trahisons agies… et salvatrices

A la fin de la 1° séance, G. lance une dernière phrase : « J’ai toujours cru avoir la violence de ma mère, or je crois que j’ai la violence du côté de mon père.» Amorce-t-elle  une  rupture par rapport à sa  filiation maternelle ?

A la 2° séance, G. évoque d’emblée la légèreté qu’elle retrouve depuis quelques jours.

« Je me sens comme au printemps de ma vie. Depuis quelques jours je réintègre ma vie, mon corps, je refais du sport.

– Qu’avez-vous envie de faire de ce printemps ?

– Apprendre une autre langue, une autre langue que ma langue maternelle…..J’ai aussi envie de vider mon studio et d’en faire un nouveau lieu ; de jeter surtout tout ce que ma mère m’a refilé. Il y a des reliques d’il y a 10 ans. »

Trahir sa mère, c’est être  prête à se sentir perdue comme « bonne fille » pour sa mère.

« Dans la famille, il y a  deux clans, dans celui des ‘pas bien’, il y a mon père et mon frère aîné, et dans le clan des ‘bien’, ma mère et mon 2° frère ; et moi, longtemps, je n’ai pas su où être »

Maintenant, elle peut prendre le risque de choisir son camp. La trahison est bien un passage à l’ennemi, elle rend explicite  les alliances en œuvre.

Les trahisons impossibles à agir

Désigner les « méchants » comme traîtres, trahir sa mère, d’accord, jusque là tout va bien. Mais l’image du père résiste.  G.ne peut désigner son père comme traître, ni comme lâche malgré les évidences qu’elle énonce.

« Ma grand-mère attendait une aide qu’on ne lui a pas donnée….. Mon père n’a jamais osé affronter ni son propre père, ni sa sœur. Il ne m’a pas laissé sortir Mamy. J’avais tout arrangé, ma  mère était d’accord, mes frères et mon copain devaient m’aider. C’est lui qui a tout stoppé.»

« Quand mon frère m’a menacé d’un couteau, c’est ma mère qui nous a séparés, mon père a augmenté le son de la TV »

Quand je lui demande ce qu’elle a  éprouvé alors, elle pleure : « Je n’en ai pas voulu à mon père, dit-elle avec une forte émotion, je l’aime comme il est »

Enfermée dans ses loyautés envers ce père qu’elle s’est donnée comme mission de protéger, de sauver, elle ne peut accéder à sa propre histoire.

Son couple l’aidera-t-elle à opérer la  trahison nécessaire au père?

Quand elle parle de son copain : « F. ne plait pas à mes parents ; ni à mon père, ni à ma mère. » à suivre….

Trahir suppose la perte de ses anciens points d’appui, l’infidélité à ses premiers objets d’amour. C’est un véritable saut dans le vide de l’inconnu, c’est en cela d’ailleurs que c’est créatif, mais bien périlleux. Quelque fois, on n’est pas trop de deux pour oser trahir ses parents.

4- Nos axes directeurs

Au-delà de cette vignette clinique, voici quelques uns de nos actes directeurs.

Le couple, au risque de l’infidélité

La question du couple interroge celle de la fidélité, mais celle-ci  ne se réduit pas seulement à la fidélité sexuelle A qui, à quoi être fidèle ?

On le sait, par une trop grande fidélité au passé, un couple peut se déserter lui-même. La fixation aux figures parentales fragilise ses fondations. L’impossibilité de trahir les modèles parentaux et les règles familiales entrave son évolution.

Mais le couple interroge aussi la fidélité à soi-même. Dans le  couple, l’identité est sans cesse «travaillée» par l’Autre, pour le pire et le meilleur.

« L’homme est miroir pour l’homme… c’est l’autre qui me donne mon visage. » (Merleau-Ponty)

Je suis en partie invisible à moi-même, et c’est toujours autrui qui me révèle une part de cet invisible que je porte. C’est autrui qui atteste que cette part lui est  visible. Dans la relation de couple cela prend une dimension centrale. Quand l’Autre fait de mon invisible seulement  le champ de ses projections, de ses désirs, la relation devient aliénation.

Mais ce regard de l’Autre peut aussi  opérer un étonnement de soi, toujours renouvelé. Il peut  m’aider à être plus présent à moi, à me cohérer davantage, à être plus moi-même.

Cela demande en tous les cas, que l’on révise notre illusoire et frileuse  volonté d’être fidèle à soi-même. Car nous ne sommes jamais tout à fait identiques à nous-mêmes.

Le couple, en tant qu’enveloppe psychique et  contenant affectif, peut permettre à chacun de trahir ce qu’il pensait être à la seconde précédente, ce qui paradoxalement favorise les processus d’individuation.

Jouer avec l’hétérogénéité de son être

Derrière le « Je », une multitude d’êtres se dissimulent. Nous existons dans une mosaïque de vécus De  chaque place où nous nous tenons, plusieurs identités campent en nous. Petite-fille… fille… mère… grand-mère… épouse… Sœur… cousine…

Toute cette mosaïque porte en soi inévitablement les stigmates de la trahison, avec son lot de conflits de valeurs, conflits de loyauté, évidemment, mais c’est au prix de ces intimes trahisons que nous pouvons exister sur plusieurs plans en même temps. La trahison donne du jeu à nos différents « Je », elle permet la fluidité entre les différents niveaux qui nous constituent.

Accepter l’inconnaissance de soi

Exister, c’est oser faire le saut dans l’inconnu de soi. « C’est dans l’indéterminé que je me trouve. » (Pontalis)

En tant qu’homme, je m’appréhende toujours dans l’angoisse du flou de ce que je suis, et toutes les représentations que j’ai de moi, que les autres ont de moi, n’épuiseront jamais l’être. Dés  que je pense m’avoir saisi, déjà, je ne suis plus le même.

Cet indicible, cet ineffable trahissent mon besoin de me connaître. Accepter cette trahison du savoir, nous ouvre sur notre potentiel. En effet, notre énigme, c’est le lieu où s’enracine notre liberté. L’être s’énoncerait dans un dire qui doit sans cesse se dédire, dans une mobilité incessante toujours à renouveler, nous mettant face au gouffre de notre liberté.

Retour au corps, si souvent banni ; ou comment réintégrer le corps si souvent posé comme un traître.

L’unité du corps et de la psyché n’est pas évidente, or cette intégration constitue une source et une ressource importante pour le sujet.

La présence à nous-même, à la totalité de cette insaisissable personne que nous sommes, s’effectue par cette habitation corporelle. On adhère à soi, en prenant corps en nous-mêmes, en faisant corps avec nous mêmes.

Notre corps, en effet, permet un double mouvement : habiter le monde et être habité par lui. Le corps est le foyer de notre engagement dans le monde, lieu de la réciprocité entre le monde et le sujet, terrain où s’articulent les mouvements entre intérieur et extérieur.

Le corps est le lieu du « chez soi », lieu clos, unifié dans ses transformations même et en même temps centre du partage. Résidence de la singularité la plus inaliénable, il est ce qui me met d’emblée en relation, en communication avec les autres et avec le monde. Il est le lieu unique de ma présence plurielle au monde.

En conclusion de cette première partie, que pouvons-nous dire ?

L’espace potentiel de la trahison

Un espace plein de promesses

Les trahisons nous ont fait découvrir un espace bien particulier. L’espace du « Entre », le lieu de l’intermédiaire. Elles se glissent « entre » le don et la dette, «entre » le mot et la chose désignée, « entre » la tradition et la transgression, « entre » le moi et le surmoi…..

Cet espace intermédiaire  évoque l’espace transitionnel de Winnicott, qui se trouve être aussi le lieu de la créativité.

Cet espace dans lequel nous nous mouvons tous, dés le plus jeune âge, dans lequel  l’imaginaire recrée le réel qui s’impose. Cet espace n’appartient à personne en particulier, et se redessine en fonction des acteurs en présence, se recompose selon les circonstances, en offrant à chaque fois de nouvelles perspectives. C’est un espace insituable, c’est un lieu  indéfini, toujours offert, qui  permet à chacun de trouver sa place, de l’ajuster et à ses besoins propres et aux contraintes contextuelles.

Ce lieu du changement  n’est ni En soi, ni par Autrui, il est « Entre Nous ». Il se trouve être le séjour du jeu, encore faut-il jouer la même partie, être sur le même terrain de jeu.

5- Le caractère transmissible de la trahison

L’exemple d’une expertise ordonnée par le Juge aux Affaires familiales après plus de 8 ans de procédures, va nous permettre d’illustrer le caractère transmissible de la trahison.

Dans cette affaire, nous avons eu 5 rencontres avec les protagonistes : 2 avec les grands-parents paternels, 2 avec les parents, 1 avec les parents et leur fille Virginie. Un rapport est ensuite envoyé au Magistrat et à chacun des avocats, dans ce cas, 3 avocats.

Monsieur et Madame se connaissent sur le lieu de travail où le grand-père paternel a aussi été le chef de service de Madame.

Nous avons peu d’informations sur le jeune couple. Ils déclarent de manière vague et générale que tout allait bien entre eux, mais rien de précis ne peut être saisi.

A tel point qu’au 4ème entretien, l’expert ne sait plus, en entendant Virginie parler bien distinctement de ce qu’elle fait le week-end avec sa mère et du peu de temps qu’elle passe avec son père, s’ils vivent ensemble.

Nous faisons l’hypothèse que le couple a du mal à se constituer, peut-être parce qu’il a eu du mal à se faire reconnaître par les familles d’origine.

Monsieur a 32 ans quand il décide de vivre avec Madame. Si nous savons peu de choses sur les relations entre Madame et ses parents, nous apprenons que Monsieur était très proche de sa mère, sa grand-mère maternelle et avait des relations difficiles avec son père.

L’année 1985 correspond à la mort de la grand-mère paternelle, à l’achat d’un appartement, au démarrage du concubinage de Monsieur et Madame.

Aucun conflit ouvert ne semble avoir lieu jusqu’en 1992.

A cette date, le couple décide d’avoir un enfant et au cours de la même année, un an après la mort de la grand-mère maternelle de Monsieur, les questions d’héritage commencent à être évoquées.

Nous aurions envie de dire qu’au même moment où Monsieur envisage d’avoir un enfant, il veut vérifier sa propre filiation en déclarant ce qui lui est dû d’un point de vue patrimonial.

Monsieur estimera qu’il est lésé, se déclarant insatisfait par rapport à la façon dont ses parents règlent l’héritage de leurs propres parents et la place qu’ils laissent à leur fils, Monsieur a besoin d’être rassuré sur les sentiments de son père et de sa mère à son égard et les démarches que ces derniers entreprendront fin 1994 à propos de la communauté universelle n’iront pas dans ce sens.

Ainsi, pendant deux ans, le couple gérera deux choses en même temps :

– La question de l’héritage de Monsieur,

– La possibilité de mettre au monde un enfant.

Malgré des difficultés de stérilité de la part de Monsieur, après fausses couches, grossesse difficile, Virginie arrivera à un moment où beaucoup de conflits fermés existent entre ses parents et ses grands-parents paternels.

C’est aussi une enfant très attendue par chacune des familles d’origine : quand la grand-mère maternelle déclarera à la grand-mère paternelle qu’elle s’occupera du bébé, cette dernière lui déclarera « nous serons deux « .

Cette enfant naîtra le 1er août 1994. Quatre semaines plus tard, elle est déposée en Lozère chez les grands-parents paternels.

Le couple dira qu’ils avaient besoin de se retrouver. C’est Monsieur qui insiste auprès de sa compagne pour laisser leur fille à ses parents – au cours de leur voyage, il appelle régulièrement pour avoir des nouvelles du bébé et le ton de la voix de sa mère l’inquiète. Il apprend que l’enfant ne prend pas de poids.

Quand ils reviennent en Lozère, Michel et Marie-Chantal constateront des « tâches blanchâtres cylindriques autour de l’anus, tuméfiées comme une main restée dans l’eau ».

C’est ce qui leur permettra quelques années plus tard d’accuser le grand-père de sévices sexuels sur Virginie.

A aucun moment, Monsieur et Madame n’évoquent une possible réaction psychique de la part du jeune bébé qui au bout de quatre semaines est séparé de sa mère.

Ceci n’est jamais évoqué par les parents. Il n’y a aucun doute pour eux : le grand-père paternel n’a pu être que mauvais, c’est lui le traître.

Il est évident que pour pouvoir évoquer l’éventualité de la souffrance psychique de leur fille, les parents devraient être capables de reconnaître, comme semble leur avoir dit un des médecins rencontrés, qu’ils se sont séparés un peu trop vite de leur fille.

Eux qui avaient déjà du mal à se légitimer comme parents ne peuvent pas admettre qu’ils n’ont pas correctement agi ; ce sont des traîtres qui s’ignorent.

Quand Madame parle de ses retrouvailles avec le jeune bébé, elle insistera beaucoup sur le sentiment qu’elle a : « J’avais pensé qu’elle était folle »… « Le corps n’était pas comme avant »… « Elle ne nous reconnaissait pas, pas de mobilité dans le regard »

En clair, elle a perdu le bébé qu’elle a trahi. Mais il est impossible de parler de tout cela, seuls des attestations, constats prennent le temps et l’énergie de tous.

Bien entendu, l’objectivité, même si elle est épouvantable, est plus facile à admettre que des suppositions, des affects, des positions psychiques vraisemblables.

A partir de là, Monsieur s’engage dans un processus interprétatif que d’autres plans vont venir alimenter.

– La déclaration du désir de communauté universelle sera vécue par Monsieur comme une basse vengeance de la part de ses parents,

– Les propositions d’argent seront vécues comme un moyen détourné pour retirer les plaintes.

Quand nous rencontrons Virginie, elle n’a pas encore 6 ans. C’est une enfant qui s’exprime parfaitement. Elle sait répondre à tout. Elle semble être curieuse au sens d’aimer savoir.

Nous avons été étonnés qu’une enfant ne pose aucune question sur l’existence, l’absence des autres grands-parents que sa mamie maternelle, puisque depuis l’automne 94, elle ne les a plus revus et nul ne lui a jamais parlé d’eux.

C’est d’ailleurs l’objet de l’expertise : les grands-parents paternels peuvent-ils revoir leur petite fille et si oui comment ? L’expert exprimera « ses craintes » aux parents :

1. que Virginie apprenne par un tiers l’existence de ses grands-parents alors qu’on lui envoie le message qu’ils n’existent pas,

2. que Virginie soit plus tard confrontée à des informations contradictoires. En ne lui parlant pas de ses grands-parents paternels, son père coupe avec sa famille d’origine et en même temps, en poursuivant la bataille pour l’héritage, il envoie le message qu’il ne veut pas renoncer à sa position de donataire.

Tout ceci peut créer beaucoup de confusion dans la tête d’une enfant.

Dans cette situation, les trahisons se succèdent et demeurent présentes à chaque génération. Il y a de la trahison à tous les étages.

– L’arrière grand-mère de Monsieur disait à sa fille, que son fils était prêt à tout pour de l’argent,

– Selon Monsieur, son père aurait trahi sa mère en l’empêchant de poursuivre une carrière prometteuse,

– Toujours selon Monsieur, sa mère l’a trahi, en ne lui donnant pas directement l’héritage de sa grand-mère maternelle,

– Virginie, enfin est trahie par ses parents quand ils lui font croire que ses grands-parents paternels sont morts.

Comme la personne trahie, devient le traître, l’enchaînement est parfaitement assuré.

Monsieur se sent trahi par ses parents, devient traître à l’égard de sa fille, quand par exemple il propose à sa compagne de confier leur jeune bébé à ses parents.

Mais il y a des trahisons dont la famille ne veut pas entendre parler.

Notre position d’expert nous amène à  établir un rapport au magistrat, outil d’une possible métacommunication. Ce récit des trahisons suffira-t-il pour enrayer le mouvement continu de la transmission ?

Dans ce sens, nous écrirons explicitement que le père et la mère ont trahi leur enfant en la laissant, à l’âge d’un mois, chez ses grands-parents.

Quand une trahison ne peut pas être verbalisée, elle a de grandes chances d’en préparer une suivante

Dans cette famille, personne ne se sent trahi par les mêmes choses, personne ne nomme la même trahison.

– Pour les grands-parents, le fils a trahi d’avoir pu imaginer qu’ils sont capables de violences sexuelles sur un bébé de 4 semaines.

– Madame considère que ses beaux-parents l’ont trahie quand ils ont refusé de participer financièrement à l’achat de l’appartement de ses parents, de condition plus modeste.

Il ne peut y avoir un récit unique, la parole demeure essentiellement éclatée, morcelée, c’est à dire qu’elle reste du même ordre, du même registre que la trahison.

Pour permettre d’arriver à un récit fédérateur, il faut peut-être parfois passer par des entretiens avec des sous systèmes si le travail avec le système dans sont entier présente trop de risque ou tout simplement est impossible à envisager.

Dans cette famille, la plus trahie, c’est Virginie. Et pourtant, elle ne semble même pas avoir encore conscience de la trahison subie.

– Trahie, si c’est vrai, par le grand-père,

– Trahie, si c’est faux, par ses parents, qui ne laissent aucune place au questionnement, donc à une quelconque ouverture et liberté possible.

Quoi qu’il en soit, Virginie n’échappe pas à la trahison. Celle ci est inscrite dans son corps, qui se trouve marqué d’une blessure qui restera inaccessible :

– Soit elle a été violée réellement, et en ne le reconnaissant pas, les grands-parents empêchent la preuve possible,

– Soit elle n’a pas été violée, mais les parents continueront à avoir des suspicions.

La blessure n’est pas nette, ne permettant pas le travail de deuil réparateur.

L’impossible nomination augmente le poids de la trahison.

Dans cette situation, le traître ne se reconnaît pas lui-même, il demeure voilé, masqué ;

– Les grands-parents n’ont pas le sentiment d’avoir trahi leur fils en changeant de régime matrimonial, en faisant auprès du juge des tutelles une demande de communauté universelle,

– Les parents n’ont pas l’impression qu’ils trahissent leur fille en cachant l’existence des grands-parents,

– Il n’a jamais pu être parlé au cours de l’expertise des relations entre le grand-père paternel, Monsieur et Madame, sur leur lieu de travail. Dans la 1ère page du rapport, l’expert, malgré la relecture, nommera à plusieurs reprise, Monsieur par le prénom du grand-père paternel.

En conclusion

La trahison trouble les frontières, les lignes de démarcation des appartenances. C’est un concept qui véhicule une grande ambiguïté, c’est sans doute  en cela que réside toute sa puissance. Il nous ouvre sur quelque chose qui demeure insituable chez  l’être humain, sans lieu défini.  A-Topos sur lequel nous ne manquons pas de buter dans notre pratique, quelque soit notre modèle épistémologique. Concept riche parce qu’il vient nous interroger au coeur même de nos convictions, il vient ébranler  nos habitudes et nous impose une pensée toujours en marche- en marge ?

Nous terminerons précisément sur les questions qui se sont posées à nous après la discussion menée avec les participants de notre atelier, et sur lesquelles nous aimerions maintenant réfléchir.

– Quelles sont les frontières conceptuelles entre loyauté- trahison- secret- transgression… ? Quel niveau de la relation ou de la subjectivation ces notions touchent-elles ?

– Que faisons-nous, en tant que thérapeute, des trahisons qui nous sont faites par nos patients ? Un exemple : dans une thérapie de couple qui dure depuis plusieurs années, Monsieur profite d’un retard de sa femme pour révéler au thérapeute qu’il la trompe depuis plusieurs années.

Car inévitablement, nous ne pouvons travailler qu’avec ce qu’ils veulent bien nous dire ou montrer.

– En proclamant qu’il fallait recevoir le patient désigné avec sa famille, la thérapie familiale prônait une certaine transparence. Or, nous sommes régulièrement  confrontés au surgissement de certaines formes de trahisons au cours de notre pratique, que ce soit en thérapie individuelle (notamment les thérapies d’enfant qui nous placent sans cesse devant la question de la place à accorder  aux parents) ou en thérapie familiale (secrets, mensonges d’un des membres du système…), quelle incidence cela peut-il avoir?

– Notre pratique interroge sans cesse nos positions éthiques, nos référents épistémologiques, nos concepts théoriques et nous amène à les trahir toujours peu ou prou. Que faisons-nous de ces infimes trahisons ? Sont-elles pour nous, thérapeutes, des leviers de changement, et d’évolution permanente ?

L’adolescence

extrait de mon livre Raconte-moi d’où je viens

« Vous avez semé un enfant, vous récoltez une bombe » disait Winnicott aux parents d’adolescents. En effet, bien des pères et des mères déplorent de ne plus retrouver chez leur adolescent leur tendre chérubin.
Révoltés, malheureux, ils nous entraînent inévitablement dans leurs profondes contradictions. L’ambivalence règne en maîtresse des lieux.
Ils ont envie d’être compris, mais si on les comprend trop ils ont le sentiment d’intrusion. Ils veulent se passer de notre amour, mais si on ne les regarde plus, ils s’effondrent. Ils déclarent qu’ils n’ont pas besoin de nous, alors qu’il faudrait être disponible à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Les copains deviennent leur univers, mais ils ont du mal à quitter le nid douillet.

En réalité, quelque chose a réellement explosé à l’intérieur du corps de votre fille ou de votre garçon au moment de sa puberté.
Il ou elle assiste, comme médusé, sidéré, à l’éclosion d’un corps nouveau, étrange qu’il/ elle ne reconnaît pas. Dans cette part la plus intime d’eux-mêmes, il se passe quelque chose qu’ils ne maîtrisent pas, qui les dépassent, qu’ils ne parviennent pas à identifier.
Non, non ne culpabilisez pas ! Vous leur avez sans doute suffisamment expliqué, anticipé. Ce qu’il se passe là n’est pas de l’ordre du savoir, mais d’une singularité qui s’éprouve elle-même, dans le corps et dans la psyché, dans ce qu’elle a de plus unique.
Une déferlante d’expériences nouvelles et étranges les traversent.
Premières règles, premières éjaculations, premiers désirs troublants, premiers poils, prémisses d’une sexualité adulte alors qu’ils restent dépendants affectivement, financièrement, symboliquement, premiers baisers, premier soutien gorge, première sortie entre copains, entre copines… L’adolescence déborde de « premières fois ».

Le corps devient origine

Au plus profond de l’être, dans un vécu indicible, inquiétant, l’origine se révèle aussi comme une réalité interne et contemporaine.
Elle n’est pas seulement quelque chose d’antérieure et d’extérieure. Elle est là en eux. Ils la vivent en direct, ils en éprouvent les ressorts à même leur chair.
Quelque chose naît en eux, révélant que le processus de la naissance n’est pas seulement lié et réduit à une date. On ne naît pas qu’une fois dans sa vie. En soi, tout au long de son existence des choses peuvent surgir, advenir. « Il n’y a pas de progrès, il y a des naissances successives » disait R. Char. Bob Dylan l’exprimait aussi à sa manière « Qui n’est pas en train de naître est en train de mourir. »

L’origine n’appartient pas seulement au passé

Cette prise de conscience va relativiser les questions de gestation, de procréation.
Ce soubresaut intime va transformer une grande partie de leurs repères. C’est ce qui fait crise en eux. Cette formidable entreprise de mutation, de métamorphose pubertaire entraîne, en effet, une véritable expérience de déliaison, voire un sentiment de déréalité. Ils ne se reconnaissent plus, ils ne savent plus qui ils sont.
Chacun traversera à sa manière cette période, et à des âges différents – 13, 16, 20 ans, voire 30 ou 40 ans. Nul besoin que la crise soit spectaculaire pour que le travail s’effectue. Et quand cela prend des allures de drames ou de tragédies, cela n’augure pas forcément d’un avenir sombre.