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La transmission de l’origine dans les nouvelles formes de filiation

Article paru dans Cahiers critiques de thérapie familiale N° 38 (2007)

Résumé

Notre pratique nous met face à de nouvelles formes de filiation et de parenté. Le concept d’origine peut être un outil thérapeutique judicieux, à partir du moment où on pose l’originaire comme un processus mobile, sans cesse à recréer.

Un récit des origines de plus en plus difficile à transmettre

Transmettre à un enfant ses origines : une fonction essentielle de la famille

« D’où venons nous ? Où allons nous ? Qui sommes nous ? » En tant que clinicien, nous connaissons la place centrale de la question des origines dans la structuration de l’individuation et du sentiment d’appartenance.

Le rôle de la famille est primordial. Non seulement elle est le lieu originel mais encore elle sera le lieu des premières paroles que l’enfant pourra entendre sur ses origines. Car sa naissance, lui-même ne peut rien en dire. Il ne peut entendre le récit de ses origines que de la parole d’un autre. L’origine institue d’office l’altérité. L’existence de l’enfant prend corps dans des paroles extérieures à la sienne.

Transmettre à un enfant ses origines est donc une fonction essentielle de la famille.

Très bien, mais que constatons nous ? Le récit des origines est de plus en plus problématique et les failles dans leur transmission de plus en plus nombreuses.

Des origines inédites

Durant des siècles, définir son origine revenait à nommer sa filiation : je suis le fils, la fille de… inscrit dans une généalogie repérable, il y avait aussi de fortes chances de vivre dans le même lieu que ses parents, voire d’exercer le même métier. Existait alors pour beaucoup unité de lieu, de temps, de filiation. En tous les cas une certaine évidence dans la continuité générationnelle.

Aujourd’hui, les systèmes de filiation sont moins lisibles. De moins en moins d’enfants ont la même origine que leurs parents. Du fait des grands mouvements migratoires, on ne vit plus là où on est né, ni là où on a été élevé, encore moins sur la terre natale des ancêtres.

Les fratries peuvent réunir dans les familles recomposées ou adoptives des frères et sœurs d’origines différentes. Pour les enfants adoptés, le secret des origines est un problème douloureux qui continue à se poser. Si la législation permet l’accès à certaines informations, le parcours demeure difficile, les carences de données restent importantes.

Les nouvelles configurations familiales et les stérilités des couples font que de plus en plus d’enfants sont élevés par une mère ou un père « non biologique ». Le développement de techniques d’aide médicale à la procréation, que ce soit les FIV (Fécondation In Vitro) ou les IAD (Insémination Avec Donneur), introduisent des situations et des origines inédites. Ainsi pour les bébés nés grâce à une FIV, l’origine est-ce le « tube » froid et inhumain du laboratoire ? Quelles représentations les pères et les mères non biologiques ont-ils de l’origine de leur enfant ? Que leur transmettent-ils alors de manière implicite, inconsciente ?

Nous sommes bel et bien cœur d’une révolution anthropologique

L’enfant n’est plus nécessairement issu de la sexualité de ses parents. Le socle sexuel n’est plus l’unique lieu originel. Une mère n’est plus forcément celle qui porte l’enfant, le géniteur n’est pas le père qui élève l’enfant, on n’a plus besoin d’être deux pour faire, adopter ou élever un enfant, le couple parental n’est plus seulement constitué d’un homme et d’une femme.

Qui est mère ? Qui est père ? L’homme ou la femme qui a donné son sperme ou son ovocyte, la femme qui porte l’enfant, l’homme qui a sollicité la mère porteuse, celle ou celui qui l’élève, qui donne son nom, qui a abandonné, qui a adopté ? Il y a comme une abondance, une prolifération de mères et de pères autour de certains enfants, alors que d’autres restent dans des schémas encore traditionnels.

Cette révolution anthropologique, selon M. Gauchet (1) « se caractérise au final par une société qui dissocie ce qui relève de la sexualité (libre), de la famille (un vouloir vivre ensemble, dans la  durée ou non, de deux êtres quel que soit leur sexe), de l’engendrement (un désir d’enfant privé) et de filiation (non indexée sur la vérité biologique). Ces différentes fonctions, autrefois rassemblées dans l’unité de la famille sont aujourd’hui dispersées dans des espaces qui se veulent distincts. La crise de la famille ne tient ni à l’augmentation des divorces, ni à la revendication de mariages homosexuels, mais plutôt à l’éclatement et à la dispersion des fonctions que, traditionnellement, elle réunissait »

Filiation adoptive : un lien paradoxal à l’origine

Une mémoire impossible à élaborer

Il est assez fréquent de rencontrer chez les enfants adoptés des problèmes de mémoire pouvant les mettre en difficulté dans leurs apprentissages scolaires. Un travail de mémoire est constamment à l’œuvre chez un individu. Il tisse sa conscience d’exister, son sentiment de permanence. De quoi un enfant adopté a-t-il envie de se souvenir ? Qu’est-ce qu’il a besoin d’oublier ? Qu’est ce ses parents l’autorisent à retenir ou non ?

Dans sa genèse, deux moments prédominent : celui de sa naissance et celui de son arrivée dans sa famille adoptive. L’un signe son origine biologique, l’autre son origine familiale. Entre ces deux instants, il aura vécu un certain nombre d’événements.

A sa naissance il a été accueilli par des bras qu’il ne reverra plus, il a été bercé par des chansons qu’il n’écoutera peut-être plus, il a entendu une langue qu’il n’aura sans doute pas eu le temps d’apprendre. Mais qui peut témoigner de ses temps primordiaux ? Qui peut les lui restituer, lui en faire le récit ? Et ce n’est pas ce qu’il trouvera dans son dossier administratif qui lui permettra d’accéder à l’épaisseur de ce vécu !

Les parents présents aujourd’hui n’étaient pas là hier, les adultes présents hier se sont absentés. La naissance de l’enfant, la genèse de son histoire restent des événements étrangers, difficilement intégrables pour lui et pour ses parents. Or ici, quelque soit la bonne volonté de la famille, toute une partie des origines de l’enfant demeure inconnaissable, parce que fondamentalement inaccessible. Son corps a emmagasiné tout un ensemble de sensations, d’émotions mais personne ne peut l’aider à y mettre des mots.

Ce vécu l’habite comme une petite musique de fond. Mais cette mémoire est de l’ordre du sensible. Elle échappe à l’intelligible et ne peut se constituer en souvenirs. Elle risque de hanter l’enfant, ballotté entre oubli impossible et mémoire improbable.

La petite fille, le petit garçon peuvent en vouloir à leurs parents de ne pas les aider à se représenter leurs temps primordiaux, ce qui leur permettrait d’y mettre de l’ordre, de les organiser, de les dater. Il n’en faut pas davantage pour que la culpabilité galopante des parents s’anime et vienne répondre,  dans un écho amplificateur, à cette déception infantile.

Une représentation de l’origine pour le moins ambiguë

Bien des questions flottent dans la fantasmatique familiale. « Qui est la mère biologique ? Et son père ? Quelle est leur histoire ? Vivent-ils encore – où ? comment ? – Qu’est ce l’enfant porte en lui de cette histoire ? Quelles conséquences cela peut-il avoir sur son développement ? » Mais qui peut prétendre apporter des réponses ? Ce n’est pas tant ce « vide de savoir » qui est problématique, mais la manière dont chacun va le supporter, le combler, s’en défendre. L’inconscient familial va se gorger de toutes ces zones obscures. Autour de ce faisceau d’énigmes va s’organiser – de manière implicite – une bonne part des relations intrafamiliales.

Cette origine absente est pour le moins chargée d’ambivalence pour les parents. C’est tour à tour le lieu magique de la naissance de leur enfant et le spectre d’un héritage menaçant. C’est par un abandon que cet enfant est devenu leur fils ou leur fille, mais le même acte les empêche de se sentir père et mère à part entière. Tantôt, ils aimeraient purement et simplement éliminer cette origine extérieure à eux, par exemple en tuant psychiquement la mère biologique. Elle est bien dérangeante cette femme qui a « su » faire un bébé. Tantôt, devant les difficultés de l’enfant, il est bien commode de recourir au « c’est la faute à son origine ». Elle constitue une causalité explicative si facile !

Dans le même temps, les parents peuvent se référer à l’origine de l’enfant et la dénier.

Plus que de l’ambivalence, les parents risquent, quelquefois, d’envoyer à l’enfant un message sous forme de double lien, en les plaçant devant deux injonctions paradoxales: « Ton passé mérite qu’on s’en souvienne, mais surtout oublie tout de ce qui a existé avant nous. » Alors, il est plus facile à l’enfant de refouler tout en bloc. Et le passé, et le présent, et l’avenir.

Quelle place faire à l’origine ethnique, culturelle, biologique de l’enfant ?

Selon R. Neuburger (2) : « Un respect excessif liées à l’origine ethnique de l’enfant peut empêcher la prise de la « greffe mythique », ce processus imaginaire qui fait entrer un enfant dans son appartenance familiale, qui le situe dans une filiation, et une affiliation. » Si le lien fantasmatique de l’enfant à ses origines est important, les parents adoptifs ont trop souvent tendance à l’amplifier au point de le rendre envahissant. Il peut alors faire écran, et entraver les processus d’intégration familiale et psychique. A force de trop se préoccuper du pays d’origine, de la culture d’origine, on peut négliger la construction des liens d’appartenance dont l’enfant a besoin prioritairement. Croyant bien faire, les parents sont très soucieux de préserver la « vérité biologique ». Ils surinforment l’enfant, ce qui ne facilite pas  le processus d’affiliation. B. Cyrulnik (3) le confirme. « On a suivi des parents adoptants d’enfants étrangers qui ont rencontré les familles et leur ont donné des lettres et des photos pour qu’ils aient des nouvelles du petit. D’autres, au contraire ont refusé de rencontrer les parents biologiques. On a remarqué que c’est dans le groupe des enfants ignorants leur origine que l’attachement s’est le mieux établi. »

Une famille humaine est avant tout une famille symbolique

Ce ne sont pas les liens de sang, ni la couleur de la peau qui structurent le processus d’affiliation, d’appartenance, qui sont d’ordre de l’imaginaire, du symbolique. Ce sont les modèles partagés ou imposés, la manière dont on régit les liens dans le couple, dans la fratrie, entre générations. Ce sont les règles, les valeurs, la confiance que lui transmet au gré des jours la famille, c’est sa place dans l’ordre social dans lequel il évolue qui l’instituent comme sujet, et citoyen en lui offrant en partage une vision de l’univers, un imaginaire politico-religieux.

L’enfant des PMA, d’où vient-il ?

Bien que la filiation biologique des enfants nés grâce à une FIV soit claire, bon nombre de parents se demandent que dire à l’enfant de ses origines.

La transmission de la souffrance

Dans un tel contexte, ce qui peut poser problème, ce n’est pas la FIV en tant que telle, mais c’est la transmission d’une souffrance mal élaborée. L’enfant peut confusément sentir qu’il est chargé de réparer des blessures, qu’il est censé combler des manques, des renoncements. La moindre imperfection de l’enfant peut réactiver le sentiment de défaillance. Quand les blessures de la PMA n’ont pas pu être pansées, ni pensées, qu’il est difficile alors de renoncer au bébé rêvé et fantasmé ! « Avec tout ce que j’ai galéré….» me disait récemment une maman « …c’est vrai, j’ai du mal à accepter que mon fils ne soit pas comme je l’imaginais, peut-être pas parfait… mais… au moins plus facile, plus gentil avec moi »

Si l’arrivée du bébé comble un désir, elle n’élimine pas les affects « d’avant ».

L’enfant censé symboliser l’entente du couple, a souvent fragilisé celui-ci pendant le parcours du combattant qu’a été la PMA. Quelle place, quelle fonction aura-t-il dans le couple ? Avant de se demander quoi dire à l’enfant de ses origines, le couple n’a-t-il pas d’abord à Se dire ce qu’a représenté pour chacun l’arrivée de ce bébé ?

Un système de loyautés inversées

Les PMA jettent un trouble dans le système de loyautés. Traditionnellement, une femme qui ne peut engendrer se trouve en dette vis-à-vis de sa propre mère. Elle a reçu la vie. Et ce don la place devant une obligation morale, celle d’engendrer à son tour, d’assurer la permanence de la lignée. Le corps de la femme « doit » un enfant à sa famille, et à travers elle, à la société toute entière. Comment assumer sa dette de vie quand on se trouve stérile ?

Longtemps, dans les systèmes traditionnels, l’arrivée de bébé était  censée ramener le « compteur à zéro » entre les générations. Ici, la jeune mère a eu tellement de mal à avoir son bébé, qu’elle a plutôt l’impression que ce sont les autres qui restent en dette envers elle. Elle leur en veut inévitablement.

Afin de ne pas faire porter à l’enfant des règlements de compte qui ne le concerne pas, les parents ont à penser leur place dans le transgénérationnel, mais aussi dans leur fratrie.

L’IAD, ou l’origine de l’enfant comme corps étranger

L’IAD, une transmission de deux secrets ?

L’ IAD s’organise autour de deux secrets. Celui de l’anonymat du donneur, totalement encadré par la loi. Le 2° secret, organisé bien souvent par les parents autour de la stérilité du père. Quelle est douloureuse cette stérilité masculine et tellement taboue !

Entre l’homme et l’enfant, entre le père et la mère plane toujours plus ou moins la présence de ce « corps » étranger, que représente le sperme du donneur. Etrangeté qui peut être fantasmée comme la gestation d’un enfant adultérin. Impossible d’éviter des relents de jalousie, de rivalité envers le donneur, présent, d’une certaine manière dans le corps de la femme aimée et de l’enfant qui va naître.

En fait, tout ceci crée au sein du couple de profonds décalages. La femme vit une maternité quasi normale, alors que le père ne sait plus où il en est de lui-même. C’est l’homme qui est stérile, c’est la femme qui subit dans son corps les traitements. Décalages qui pourraient être renforcés par les fantasmes parthénogénétiques des femmes, se croyant dans une position de toute-puissance, puisqu’elles ont éliminé le père et le donneur. Ces fantasmes inconscients pourraient booster encore davantage l’angoisse de castration des hommes.

Dans un tel contexte que risque-t-on de transmettre à son enfant de ses origines ?

Le couple parental devenu inutile ?

Par rapport à l’adoption, ici on va plus loin dans la déconstruction des modèles. C’est un peu le concept de couple parental qui est remis en cause. Inutile en effet que les deux parents soient « logés à la même enseigne ». Un parent peut être biologique, l’autre social.

La question du père est centrale dans l’IAD. Elle en constitue la pierre angulaire. Il n’y a pas ou le donneur, ou le père social, il y a et le donneur, et le père social, dans une logique non concurrente et additionnelle. La parenté n’est plus une entité entière, une et indivisible, mais constituée d’acteurs intervenants à des moments successifs et interdépendants.

Constater l’enchaînement des besoins qui se complémentarisent et s’additionnent est important: un homme –anonyme- a eu besoin de donner quelque chose de lui, ce don a permis à un couple d’avoir un enfant, cet enfant reconnaîtra l’homme qui l’élève comme son père. Le donneur a besoin de receveur. Le père a besoin du donneur. La mère a besoin du consentement actif du père. L’enfant a besoin de la convergence de tous ces désirs pour exister.

Les origines se révèlent dans toute leur complexité. Bien que celle-ci soit difficile à penser, elle constitue l’essence même de la pensée des origines. Pour P.C Racamier (4) : « La pensée des origines est un processus. Elle constitue un soutien, un tissu sur lequel pourront se dessiner des origines différenciées. Elle garantit l’identité et la continuité ». C’est dans la capacité de trouver une unité, une cohérence, une permanence au cœur de ces différents fils, trames, écheveaux que le sujet structure son identité.

L’homoparentalité en questions

L’origine diffère selon les situations

Les familles homoparentales se constituent à partir de 5 situations possibles.

1- un des parents hétérosexuels devient homosexuel – ce sont les situations les plus nombreuses.

2- l’adoption par un célibataire, majoritairement des femmes.

3- la coparentalité : un homme s’entend avec une femme. Après une insémination « artisanale » faite maison, la mère donnera naissance à un enfant reconnu par son père biologique. Chaque parent biologique vit séparément, mais l’enfant peut être élevé par ses deux papas, et ses deux mamans.

4- IAD. Une femme seule ou en couple se rend dans pays qui l’autorise pour recevoir un don de sperme.

5- une mère porteuse. C’est la façon pour un homme d’avoir un enfant.

Les filiations sont donc diverses et ne posent pas toutes les mêmes difficultés.

Dans le cas de coparentalité, une pluri parentalité se met souvent en place, il peut y avoir – il est important qu’il y ait- une assez rapide visibilité des origines de l’enfant. L’enfant peut y trouver ses repères identitaires et affectifs. La question est alors une question de rythme de passages d’un foyer à une autre, de répartition du temps entre les moments passés chez les mamans, et ceux passés chez les papas.

Quant aux enfants issus de précédentes unions hétérosexuelles, leurs origines sont repérables, mais ils traversent des zones de turbulences patentes, liées aux souffrances parentales et à leur propre système de représentation. La nouvelle orientation sexuelle du parent homo constitue un véritable séisme pour l’autre membre du couple, profondément bouleversé dans son image de soi et dans son identité sexuée. Comment ai-je pu vivre avec quelqu’un qui n’était pas celui ou celle que je croyais connaître. Qui donc ai-je aimé ? Avec qui ai-je fait l’amour ? Le « qui est-il » renvoie au « mais qui suis-je ? » Le parent homosexuel, de son côté, est terriblement tiraillé. Bien souvent, il peut continuer à éprouver de l’affection pour son ex, il ne le/ la quitte pas parce qu’il ne l’aime plus, mais parce qu’il a envie de réaliser quelque chose longtemps réfrénée. Le choix s’impose désormais, mais toute une partie de soi, de sa vie reste attachée à l’histoire du couple.

L’enfant est plus ou moins pris par tous ces affects souvent massifs. Il doit vivre le deuil du couple parental, tout en restant dans des non dits quant à la raison de la séparation. L’homosexualité du parent a tellement du mal à être révélée. Ce non-dit arrange pour un temps tout le monde. L’enfant pressent quelque chose qu’il n’est pas pressé d’entendre explicitement.

La filiation homoparentale la plus délicate, c’est celle constituée par IAD ou par une procréation pour autrui (mère porteuse). Le risque, c’est d’éliminer ou d’occulter la part de l’ « autre ». Deux mamans peuvent exclure toute référence au donneur, remisé à une place d’étalon. Ou deux papas peuvent rendre le ventre de la mère porteuse tout à fait opératoire. Il est essentiel de réintroduire la part du don. Souvent ces attitudes sont d’autant plus gênantes et dommageables qu’elles sont l’expression de « règlements de compte avec l’autre sexe ».

Si le tiers « nécessaire » à la conception est exclu, ni nommé, ni identifié au moins verbalement, si une place ne lui est pas faite au moins psychiquement, il manque à l’enfant un élément du puzzle constituant son origine. Pour qu’un enfant puisse construire son identité sexuée, il faut qu’il puisse reconnaître sa double filiation, qu’il puisse reconnaître la part des différents acteurs lui ayant permis de naître.

Les questions des enfants

Quelque soit son origine biologique, les enfants de manière plus ou moins métaphorique posent un certain nombre de questions communes.

« De quel couple, suis-je né(e) ? » Le fait d’appartenir à une famille homoparentale ne rend pas hermétique au modèle biologique. Les enfants savent qu’il faut un papa et une maman pour faire un enfant, que les couples de mamans, ne peuvent pas à elles seules avoir un bébé. Ils ont donc besoin d’entendre d’où ils viennent.

La deuxième question pourrait s’intituler : « Quelle est la sexualité de mes parents ? Si mes parents ne sont pas ensemble pour faire des enfants, alors que font-ils/elles ? »

Ce que fantasment les enfants à propos de la sexualité des parents les aident à élaborer la leur.

En effet, pour G. Delaisi de Parseval : « l’identité de l’enfant se forme dans le creuset de la vie psychique, relationnelle et sexuelle des parents qui sont responsables de lui et l’élèvent. Si ses parents ont peu ou pas de relations sexuelles, cas de certains couples hétérosexuels, (ou monoparentales) il aura du mal à  construire son identité sexuée. »

Ce que les enfants découvrent dans les familles homoparentales, c’est la dissociation entre sexualité et engendrement. Ils sont élevés dans cette évidence là.

La 3° question tourne autour du symbolique. « A quelle histoire j’appartiens ? Qu’est ce que je partage en commun avec ma mère, ma sœur, ma tante, même si nous n’avons pas la même origine biologique ? D’où vient cette famille bien singulière dans laquelle j’évolue ? Elle ne vient pas du néant, c’est sur. En un mot quel est notre socle symbolique commun ? » Quand on lui transmet peu d’éléments, je constate souvent que l’enfant, comme un arbre qui va chercher l’eau en profondeur quand elle fait défaut en surface, va puiser dans l’histoire mythique les racines symboliques dont il a besoin pour grandir. Il trouve dans la vaste mémoire de l’humanité des repères qui vont l’aider à construire le roman de ses origines.

Une quatrième question se pose aux enfants : « et moi, quelle petite fille je suis, quelle femme je serai ? Quand je serai grande, je veux me marier avec un chéri et avoir des enfants. »

L’interrogation sur sa propre identité sexuée est là, peut-être avec plus d’acuité que dans des familles hétérosexuelles. Elle sera revisitée à l’adolescence, mais elle pointe précocement.

Contrairement aux stéréotypes, l’enfant élevé dans une famille homoparentale est d’emblée placé dans la différence. Il voit devant lui de multiples modèles : celui du couple parental, mais aussi celui des grands parents, des oncles, tantes, des copains ou copines de l’école, de la TV. Toutes ces multiples représentations du féminin et du masculin sont autant d’offres identificatoires différentes. Le choix s’étale devant les yeux curieux de l’enfant, et se fait de moins de moins en référence avec l’univers, les normes, règles ou lois intra-familiales.

Dépoussiérer le concept d’origine

Les origines s’imposent donc de plus en plus dans leur métissage. Comment aider les familles à dérouler une parole structurante sur cet originaire complexe ?

Dénoncer le risque idéologique de toute sacralisation des origines

Dans un tel environnement, la référence aux origines s’avère plus nécessaire que jamais ; en témoigne l’engouement du grand public pour le généalogique. Mais, attention, soyons très vigilants, cette quête des origines n’est pas sans risque de dérives. Toute sacralisation ou crispation sur les origines est un danger potentiel et constitue un véritable obstacle au travail de subjectivation. La métaphore évoquée par N. Mafhous (5) est éloquente : « Je n’aime pas le mot « racines » et l’image encore moins. Les racines s’enfouissent dans le sol, se contorsionnent dans la boue, s’épanouissent dans les ténèbres. Elles retiennent l’arbre captif dés la naissance et le nourrissent au prix d’un chantage : « tu te libéres, tu meurs. »

Les origines singularisent un individu à partir du moment où il les reconnaît, les ignorent, les renient, les transmet, les oublient. Il faut s’autoriser à les trahir, pour mieux les respecter.

Les origines ne sont pas une réalité immuable, inaltérable qui parlerait s’une pureté perdue qui serait à préserver et à sauver. Ce genre de dérive mène l’humanité aux pires crimes. Le passé ne peut pas être une justification du présent ou une légitimation. La recherche des origines peut à un moment devenir une quête sans fin et peut-être même sans objet, dans une logique nostalgique, tournée vers le passé, régressive.

Il n’existe pas de « moi pur originel » qui serait à rechercher, à retrouver en remontant le temps. Rien ne perdure à l’identique à travers le temps. Les lieux, temps originaires sont toujours perdus, qu’on les ait connus, ou non. Accepter cette perte nous projette dans le futur, dans une dynamique féconde. « La recherche d’origine tel un ciel bleu n’est qu’un leurre. Les commencements sont bas. Le matin éclairé du monde n’existe pas, ce qui permet parfois à l’homme, à la femme d’éclairer le monde. » M. Foucault (6) rappelait que l’acte philosophique consiste à créer « l’irréversible de la séparation d’avec l’origine. »

Remonter le temps pour expliquer l’histoire : fiction ! imaginer l’origine comme quelque chose de méta historique, anhistorique qui renfermerait les significations du présent, rien de tel pour s’aliéner et s’enfermer dans un système de causalité. Prendre acte que la séparation d’avec les temps originaires, les lieux originaires a bien eu lieu, et de manière irréversible. Cela permet de recréer en soi les ressorts de cette énergie vitale, primordiale.

Ne plus chercher l’origine dans le passé, permet d’être sans cesse dans un processus de créativité. « A force de vouloir rechercher les origines, on devient écrevisse. » Nietzsche, dans « le crépuscule des idoles »

Donner de l’amplitude à ce concept : L’origine, ça commence où ?

Contrairement à certains stéréotypes qui voudraient la figer, l’origine ne se laisse pas réduire à un point clos, fixe ou définitif de notre histoire. Elle ne se résume pas, loin s’en faut à une date ou lieu de naissance, ni même à une famille.

Car l’origine ça commence où ? Il y a toujours une origine à une origine. Avant moi, il y a avait mes parents, avant eux, il y avait les ancêtres, avant eux il y eut le déluge, et avant avant … Après une origine, on trouve encore une autre origine, ou alors nous butons et trébuchons sur l’éternité -et comme disait W. Allen : « L’éternité, c’est bien, mais c’est un peu long, surtout vers la fin.» ou bien nous nous heurtons à l’immortalité, et ce n’est pas mieux, selon F. Nietzsche (7)« On peut mourir d’être immortel. »

Les temps des commencements nous conduisent aux confins de l’intelligible. L’origine est fondamentalement irreprésentable, inconcevable, impensable et bien entendu, nous avons un besoin irrémissible de la penser, de la représenter, la concevoir.

N’est ce pas la recherche de cet indéterminable qui est à l’origine précisément de notre volonté de savoir, de notre capacité d’abstraction, notre ouverture à la spiritualité.

Parce que l’origine est insituable, parce qu’elle n’est qu’un territoire incertain, qu’elle appartient à un temps immémorial, elle nous entraîne dans un mouvement incessant. C’est un processus toujours à l’œuvre qui nous inscrit dans la plus grande mobilité. Elle inscrit l’être humain dans une fluidité étourdissante.

Indélébile, elle reste pourtant toujours à recréer. L’origine, c’est davantage l’horizon du devenir que le lieu du souvenir. Ne l’enfermons pas dans les replis de la nostalgie, elle tient sa magie de son énigme irréductible.

D’ailleurs c’est bien cette amplitude des origines que la clinique des enfants révèle. Ils y sont tout à fait spontanément.

L’origine, au-delà du transgénérationnel

Les origines de la vie

La question de l’origine s’impose d’abord sur un mode très philosophique aux enfants, et sur le registre de l’existentiel. Dés qu’ils accèdent à la conscience du temps, les enfants en comprennent la loi inéluctable. La mort est contenue dans tout ce qui a un début. L’origine inclut la finitude. Penser l’origine, c’est affronter la certitude de la fin. Pas facile, cependant ils y parviennent plus ou moins.

Mais une autre angoisse gronde en eux, plus sourde, plus archaïque. Vertigineuse, elle vient de très loin, d’avant les mots, elle les place face au néant, et devant une totale solitude. « J’étais où quand j’étais pas né ? J’étais rien ? C’est comment quand on n’est pas encore dans le ventre de la maman? On attend où ? »

Ce n’est plus tant la pensée de l’origine qui trouble, c’est l’inconcevable du « avant d’avant moi. » Comment concevoir qu’avant de naître, on n’existait pas ? Terrifiante angoisse d’anéantissement, dans laquelle se manifeste la crainte d’être englouti par ce monde, par son immensité, dévoré, ou rejeté. Pour ne pas y sombrer, il leur faut dater le temps, ponctuer l’histoire, construire des limites à cet inconcevable pour le rendre représentable.

Imaginer qu’on a été personne, faut-il en passer par là pour devenir quelqu’un ?

Trouver sa place dans la filière de l’humanité

D’autres questions surgissent qui permettront aux enfants de se situer dans l’immensité du temps et de l’espace : « tu les as connu, toi les dinosaures ? » « Avant le Big-bang, y’avait quoi? » « Et le ciel, i’tient comment ? » « et le 1° canard, la 1° fleur, i’sont venus comment »

Les enfants ont une passion toute particulière pour les dinosaures. Ils servent de support à la représentation des temps primordiaux. C’est par l’imaginaire que l’enfant peut avoir accès à ces temps originaires.

Percevoir qu’on est la résultante de toute cette magnifique histoire, savoir que l’on fait partie de cette espèce de « fil- filière » de l’évolution a quelque chose de rassurant et permet de lutter contre les angoisses. H. Reeves (8) explique que nous sommes tous « poussières d’étoiles », et c’est bien ainsi que les enfants pressentent l’unité du vivant. Se sentir relié à une filiation cosmique inscrit l’enfant dans la grande aventure de l’humain. Ouf ! Il était temps, lui qui se sentait un peu seul, perdu.

L’enfant se trouve en se situant au cœur de ses multiples liens et appartenances, qui sont loin de se limiter à son contexte familial. L’appartenance à la famille d’aujourd’hui, aussi aimante soit-elle, ne suffit pas à inscrire l’enfant dans son histoire. En élargissant ses perspectives de filiations, l’enfant tisse son humanité. Humain parmi les humains, il construit son rapport aux autres. Ainsi quelque soit son mode de procréation, son origine biologique, l’enfant se perçoit d’abord comme enfant de l’univers.

La filiation en question, ou le roman familial.

Mes vrais parents ?… Chut, c’est un secret.

En grandissant, l’enfant va commencer à se centrer davantage sur son univers familial. Inévitablement, la question des origines interrogera les processus de filiation. Là aussi, quelque soit la structure de la famille, le sentiment d’appartenance se construit en se déconstruisant à un moment donné. Pour l’enfant, la filiation n’est pas une donnée intangible, immuable. Elle ne s’impose pas comme une évidence durable, ni comme une chose sacrée à laquelle il serait interdit de toucher. Au contraire, pour les enfants  la filiation, l’appartenance sont des objets à questionner. Dans un mouvement très spontané et très naturel, ils n’hésitent pas à  la mettre en doute. Du haut de leurs cinq ou six ans, ils la contestent, la rejettent pour, en général, mieux y adhérer ensuite. En parodiant S. De Beauvoir, on pourrait dire : « On ne naît pas fils ou fille de ses parents, on le devient. »

La filiation, un travail sans cesse à l’œuvre ?

Se sentir profondément – j’allais dire viscéralement – enfant de ses parents nécessite un cheminement bien particulier, et sans doute jamais réellement fini. La filiation, ce n’est peut-être que la résultante d’un processus complexe d’affiliation, impliquant tout à la fois le biologique, l’affectif, le symbolique, le juridique, et bien d’autres choses encore.

A un moment de son histoire, l’enfant se forge, en y croyant dur comme fer, une nouvelle constellation familiale. Ce n’est pas par simple goût du mensonge qu’il en vient au roman familial. Il s’agit d’un processus constituant de son sentiment d’appartenance. L’enfant, mais peut-être tout individu a besoin de refuser ce qui existe – bon ou mauvais – pour le recréer, et pouvoir s’y inscrire autrement. Les enfants auraient-ils lu Nietzsche ? Ainsi en effet parlait Zarathoustra à ses disciples : « A présent, je vous ordonne de me perdre et de vous trouver vous-mêmes ; et ce n’est que lorsque vous m’aurez tous renié que je reviendrais parmi vous… je vous aimerai d’un autre amour… vous serez de nouveau les enfants d’une seule espérance. »

A la sortie du roman familial, la famille à laquelle il s’affilie n’est pas, aux yeux de l’enfant la même famille que celle d’avant. Dans cette expérience de la dépossession, de la désappartenance, l’amour perd sa dangerosité. Tout se passe comme si l’enfant devait perdre « symboliquement » sa famille d’origine pour y revenir autrement, dans une nouvelle position, plus actrice, plus motrice et plus investie. Pour P-C Racamier « On n’investit que ce qu’on invente, et l’on invente que ce qui existe déjà »

La famille, quelque soit sa structure devient bel et bien pour l’enfant une réalité « créée -trouvée ». Processus que Winnicott (9) considère comme structurant le rapport de l’enfant à son contexte. Cette réalité apparaît souveraine, parce que remaniée par le monde interne de l’enfant. Elle parait ainsi plus supportable, mieux ajustée à ses désirs, à ses besoins.

Ce détour lui permet non seulement de changer de représentation, mais aussi de position par rapport à la famille et par rapport à la vie. Il accède d’une manière essentielle à une position de sujet, de sujet de son histoire malgré tous les déterminismes de son origine.

Le roman familial est un acte tout à fait personnel qui rend l’enfant auteur, co-auteur de son existence. Il le place dans une dynamique vivante par rapport à la question des origines.

J’ai pas d’mandé à naître !

L’adolescence ouvre sur de nouvelles interrogations. Les questions des origines culturelles, ethniques, religieuses vont être plus cruciales. « Que puis-je faire de mes origines ? » « Compte-tenu de là d’où je viens, qui puis-je devenir ? » « Ma couleur de peau, mon nom à consonance étrangère comment faire pour qu’ils ne m’entravent pas ? »

Les origines conditionnent elles totalement un individu ? Peut-on s’en libérer, au prix de quoi ? L’adolescence est un puissant révélateur des contraintes qui pèsent sur un individu. A cet âge, on mesure tout le poids de son histoire. On cherche à s’en dégager, autant qu’on craint de s’en libérer. L’ adolescent se trouve ainsi plongé dans une tension extrême entre déterminisme et liberté, entre fidélité et trahison. A quoi être fidèle ? Qui faudra-t-il trahir pour devenir soi-même ?

Dans un maillage quelque peu inextricable, la question « qu’est-ce que je peux faire de mes origines » se heurte à « qu’est ce que je vais faire des origines de mes parents ? »

Toute la question est de savoir quelle distance prendre alors par rapport aux origines des parents. L’adolescent va réécrire encore autrement son récit des origines en intégrant ou en rejetant celles de son histoire familiale.

Conclusion : L’origine, un conte inachevé…

Ainsi le récit de l’origine est sans cesse à faire et à défaire. Il était une fois l’origine… l’origine n’est donc qu’un conte, mais le fait qu’elle soit un conte, ce n’est pas rien. C’est un récit qui sépare et relie à la fois. A aucun âge de la vie nous n’avons la même représentation de nos origines, des origines de nos enfants, de nos parents, ni la même position. S’il appartient aux parents de donner aux enfants des éléments permettant cette élaboration, le récit de ses origines est un acte qui reste libre et singulier.

Dans cet inextricable maillage de la vie et de la mort lié à l’origine, peut-être s’agit-il avant tout de transmettre à l’enfant notre confiance en la vie. On pourrait évoquer P. Ricoeur (10) Pour lui, le don suprême c’est « le report sur les autres de mon désir de vivre dans ce qu’il a d’invulnérable, de plus fort que la mort »

Références :

1. M. Gauchet. Entretien M. Gauchet. In Enjeux – janvier 2005. A propos du livre de M. Godelier « Les métamorphoses de la parenté. » Fayard. 2004.

2. R. Neuburger. In « L’adoption, une aventure familiale. » Sous la direction de B. Prieur. ESF. 1995.

3. B. Cyrulnik. « Les nourritures affectives. » O. Jacob. 1994.

4. P.C.Racamier. « La pensée des origines ». Payot. 1992.

5. N. Mafhous. « Origines » Grasset. 2004.

6. M. Foucault. In « Magazine littéraire ». Oct. 2004. Article de A. Farge.

7. F. Nietzsche. « Ainsi parlait Zarathoustra ». Gallimard. 1947.

8. H. Reeves. Collectif. « La plus belle histoire du monde : les secrets de nos origines » ED. Le Seuil. 1996.

9. D.W.Winnicott. « Jeu et réalité ». Ed Gallimard.1971.

10. P.Ricoeur. « Vivant jusqu’à la mort ». Le Seuil. 2007.

Cécile, la petite fille qui ne souriait pas : la place du jeu en thérapie d’enfant

Article publié dans Recherches et succès cliniques de l’hypnose contemporaine, sous la direction de C. Virot, Le Souffle d’or, 2007.

Voici une thérapie d’enfant menée il y a quelques années et dont les difficultés m’ont permis de réfléchir à l’hypnose du thérapeute et sa fonction dans la construction du système thérapeutique clinicien-enfant.

1- L’hypnose : un espace de jeu pour le thérapeute d’enfants

Très rapidement, quand on travaille avec les enfants, on bute sur une des spécificités de cette clinique.

La thérapie d’enfants : une rencontre de plusieurs systèmes

S. Lébovici disait souvent : « je recevrai des enfants tant que je pourrai jouer avec eux à quatre pattes sur le tapis.»

Souplesse physique, agilité psychique… les thérapies d’enfant font des cliniciens de véritables acrobates. Il est vrai que nous devons apprendre à jongler avec les différents systèmes impliqués dans cette aventure.

Ce sont souvent les écoles qui prescrivent un suivi. Si elles ne s’immiscent pas trop dans le déroulement du travail, il est certain qu’elles constituent « un tiers pesant » non négligeable. Leurs attentes ne sont jamais tout à fait les mêmes que celles de la famille et cela peut placer l’enfant dans des conflits de valeurs ou de loyautés.

Par ailleurs, les frontières entre thérapie d’enfant et thérapie familiale ne sont pas faciles à définir clairement, elles sont plutôt poreuses, et se redessinent constamment.

Quand on travaille avec un adulte, on travaille sur sa constellation familiale mais de manière indirecte, à travers le matériel fantasmatique du patient, son ressenti, son système de représentations.

Quand on travaille avec un enfant, on connaît physiquement la famille. Non seulement lors de la première séance, où la rencontre est formelle – j’y reçois régulièrement l’enfant avec ses deux parents -, mais aussi à chaque début et fin de séance qui donnent l’occasion de croiser soit la mère, le père, le petit frère, la grande sœur, la nounou, quelques fois les grands parents, et assez souvent le petit chien.

Ces échanges informels sont loin d’être anodins. Entre la famille et le thérapeute de l’enfant, s’y déroulent un certain nombre d’interactions directes, quelques fois décisives  pour l’évolution de l’enfant.

Bien des choses du fonctionnement familial s’exposent, se donnent à voir à entendre, de manière dense et rapide.

On pourrait presque dire qu’une part réelle du travail thérapeutique « se négocie » dans ces interfaces, dans cet « entre deux ».

Peuvent s’y déployer aussi bien les résistances familiales qu’une alliance thérapeutique.

Un enfant peut entendre que les changements nécessaires pour lui ne sont pas menaçants pour la famille. Au fur et à mesure, je peux être amenée à ratifier ces changements à travers des paroles apparemment banales. Ou au contraire le « contrôle » parental peut être omniprésent, pour que rien ne change. L’enfant est ainsi placé dans une position totalement paradoxale : il est le patient désigné – « il faut le soigner » – et à la fois, on demande que rien ne change, et surtout pas sa place dans la famille. Son symptôme ayant une fonction centrale dans l’homéostasie de la famille.

Bref, comment à la fois tenir compte de tout cela, sans se laisser envahir par une mère dépressive, un père défensif, une sœur jalouse, un petit chat impatient ?

Comment rester le thérapeute de l’enfant tout en étant mobile au cœur des différents systèmes relationnels de l’enfant ?

Comment être sur plusieurs plans en même temps, sans perdre l’intensité de sa présence auprès de l’enfant ?

Un espace ouvert sur le jeu

On voit se dégager une des spécificités de la position de thérapeute d’enfant : à la fois on est en prise directe avec les enjeux familiaux, on travaille sur les alliances,  avec la fragilité d’un parent, on peut solliciter les compétences de la fratrie, et à la fois on est « tout entier »  pour l’enfant. Notre patient c’est l’enfant ; l’espace qu’on lui offre, est un espace pour se construire, consolider, étayer son espace intérieur, son image de soi, sa singularité la plus irréductible.

Même si on se prend de temps en temps pour un thérapeute familial, on est avant tout engagé dans un travail d’individuation.

Parvenir à rester soi-même mobile dans ces différents niveaux, tout en habitant sa place de thérapeute, permettra à l’enfant de se situer de manière souple dans ses processus de différenciation et de filiation, d’autonomie et d’appartenances.

L’hypnose est à ce titre là un outil précieux.

L’hypnose induite chez l’enfant, se révèle un outil thérapeutique intéressant pour lui permettre de se situer dans cette complexité relationnelle et d’y trouver sa voie (sa voix ?).

Mais ce qui m’aide le plus, ce n’est pas seulement l’hypnose du patient. Car c’est bien par un état de veille généralisée, que je parviens – quand j’y parviens – à être présente à la singularité irréductible de l’enfant, c’est-à-dire à la fois à son individualité mais aussi à son environnement le plus large et le plus complexe, sans m’y perdre ou au contraire en acceptant de m’y laisser perdre tout en demeurant à ma place.

Le système thérapeutique en fait se construit sur une mise en jeu réciproque de l’état hypnotique de l’enfant et de la veille généralisée du thérapeute.

C’est dans ces interactions, au sein même de cette relation dans laquelle les états hypnotiques du patient et du clinicien se répondent, sont en correspondance que le plus essentiel me semble se jouer.

La thérapie ne serait donc rien de moins, ni rien de plus qu’un terrain de jeu. Mais jouer, ce n’est pas si simple et engage toute la responsabilité du thérapeute.

Si l’hypnose est un jeu d’enfant, le thérapeute y est aussi totalement impliqué.

A quoi joue-t-il ? Quel est l’enjeu de cet espace ?

Depuis Winnicott, on sait que notre responsabilité consiste à donner à l’enfant la possibilité de se mouvoir dans son aire transitionnelle, afin que l’enfant puisse préserver et développer sa capacité de jouer.

Depuis F. Roustang, on sait que notre responsabilité consiste à « créer une relation tellement forte que le patient puisse y déployer le champ de Sa propre responsabilité »

Le cas de Cécile m’a semblé intéressant pour illustrer les difficultés, mais aussi la richesse de ce métier de jongleur qui exige à la fois rigueur et souplesse.

2- Présentation du cas : la tristesse de l’ange

Ce qui frappe en premier lieu quand je rencontre Cécile – 9 ans – pour la première fois c’est le contraste que présente cette enfant. Contraste entre son visage angélique (blonde, les joues roses, les yeux clairs et d’un bleu profond), et la tristesse qui émane d’elle et qui est à la limite du supportable pour certains, notamment la maîtresse.

C’est en effet l’école qui m’adresse Cécile, elle est très inhibée, ce qui l’empêche d’avoir de bons résultats scolaires, et surtout me dira la maîtresse quelques jours après au hasard d’une rencontre : «  je ne l’ai jamais vu sourire »

Contraste aussi entre l’évidence de sa souffrance et l’impossibilité pour les parents de la prendre en compte. Ils sont donc dans une attitude de déni : « Cécile est une enfant calme, obéissante ». Leur demande implicite : « Ne la changez pas »

D’emblée, je pressens chez Cécile tout son potentiel, je sens en elle comme quelque chose de lumineux que j’ai bien (trop ?) envie de faire advenir, car je ne mesure pas encore toute la chape de béton familial qui pèse sur elle.

Je ne mesure pas encore toutes les fonctions à laquelle elle est assignée par le système familial dans son ensemble, ni à quel point ce système est bien trop fragile pour pouvoir supporter le moindre changement.

Je vais découvrir tout au long de cette thérapie à quel point la fonction de cette enfant est essentielle pour maintenir l’homéostasie du système familial, que le système est bien plus rigide qu’il n’y parait, et que tout changement représente pour lui un risque considérable et réel.

Cécile a une fonction pivot dans tout ce système, de quoi peut-elle se libérer sans que le système familial ne s’effondre ?

L’histoire familiale : une série de traumatismes non élaborés

Il apparaît d’emblée que Cécile est entourée par une famille élargie extrêmement soudée autour de drames non élaborés et de souffrances non accessibles.

Du côté de la filiation maternelle.

– la mort, il y a trois ans, d’une tante de Cécile, qui était aussi sa marraine. Morte dans un accident de voiture avec une de ses filles – cousine et meilleure amie de Cécile, même âge. La tante conduisait, ses trois autres enfants ont survécu.

Quand je veux approfondir cet épisode, la mère stoppe toute exploration : « c’est un chagrin qu’on partage toutes les deux »

– le suicide de la grand-mère de Madame, dont elle porte le prénom.

Du côté de la filiation paternelle :

– un frère mort très jeune

– une sœur, en fauteuil roulant suite à un accident de voiture.

C’est Madame qui en parle, Monsieur n’en dira rien. Je ne saurai rien d’autre – non-dits pesants que tout le monde protège.

La maman évoque sa maladie génétique, qui s’est révélée à l’âge de neuf ans et demi. Madame porte une prothèse à la jambe gauche ; marche avec deux béquilles ; c’est une maladie dégénérative qui entraîne hospitalisations et opérations récurrentes. Quand je veux un peu mieux comprendre, Madame esquive : « mon médecin m’a appris à vivre avec »

Silence, on souffre. Mais les enfants se font, inévitablement, la caisse de résonance de toutes ses souffrances et angoisses non élaborées.

Cécile est l’aînée de trois enfants. Vient après elle une petite fille de 6 ans et demi, Laure, véritable ouragan. « La maison vit au rythme de ses colères » explique sa mère, à la fois impuissante et cautionnante, et un petit dernier de trois ans, apparemment paisible.

La place de Cécile dans la famille

La fonction de Cécile se dessine. Être celle sur qui tout le monde peut compter. Ce qui passe par des positions quasi sacrificielles, que Cécile semble accepter : « je dois être sage, parce que maman a déjà fort à faire avec les deux autres », dit-elle spontanément.

Cela signifie pour elle implicitement : être quasiment la jambe de sa mère ; être celle qui réalise ce que sa mère ne peut plus faire – une passion pour le cheval les réunit ; Cécile monte à cheval autant de fois que sa mère enrage de ne plus pouvoir monter. Cécile est devenue la sagesse que sa mère est bien obligée d’accepter.

Sa sœur met en œuvre les colères, les sentiments d’injustices éprouvées par la mère. Les rôles sont  distribués de manière clivée, pourquoi diable une maîtresse demande-t-elle que quelque chose change.

Le père qui ne s’exprime pas, sort de son mutisme pour  déclarer : « et puis moi aussi j’ai toujours été timide… »

Pour rester la fille de son père et de sa mère, tout processus de différenciation est interdit, ou pour le moins bloqué.

3- Déroulement de la thérapie : de la maison noire à la maison orange

1ère séquence. La transe-formation du cheval : ou quand l’imagination de Cécile représente une menace pour la famille

Après la séance familiale, je reçois Cécile seule. Elle se montre coopérante – trop, me semble-t-il. Parler est un effort pour elle, qu’elle est prête, cependant  à faire, puisqu’elle a tellement à cœur d’être conforme à ce qu’on attend d’elle. Il est bien entendu que je ne vais pas laisser se répéter ici, quelque chose qui pourrait être de près ou de loin une relation transférentielle. Mon objectif, c’est de lui offrir un point d’appui lui permettant d’innover de nouveaux jeux relationnels. Je lui dis qu’on peut faire autre chose que de parler, dessiner par exemple.

Elle hésite un bon moment.

J’introduis ainsi sur un mode conversationnel une induction invitant Cécile à suspendre son fonctionnement habituel, ce qui ne peut qu’introduire une indétermination, prélude à la confusion.

Je continue cette invitation à entrer en hypnose, en  construisant un peu plus le retrait, je lui dis qu’il s’agit d’un moment juste pour elle, qu’il n’y a rien à réussir, que ce qu’elle dessinera ne concerne qu’elle et moi, et qu’ici dans l’espace de ce bureau, on ne se préoccupe ni de l’extérieur, ni des autres.

Je lui suggère  d’un air complice et avec un large sourire : « Ici on a le droit d’être égoïste ! » Esquisse de sourire de Cécile, qui a bien compris le message.

Prémisses d’un état hypnotique. Arrêt, confusion, attente, début de suggestion. Tout est en marche.

Cécile prend lentement une feuille, et se met à peindre, dans un silence que je respecte. Concentrée sur son dessin, elle est déjà ailleurs. La dissociation est à l’œuvre.

Elle peint une belle maison, bien construite équilibrée, mais toute noire (dessin 1). Tout est noir sauf le toit et les deux portes. A l’extérieur de la maison, un peu de vie, et de joie, tout de même ! Une piscine, où nage une cousine, et à l’opposé, Cécile aspergée par un cousin avec un jet d’eau – agressif ? ludique ? phallique ? Je ne m’arrête pas à ces interprétations intra psychiques, je rebondis sur cet espace ouvert même de manière ténue sur le jeu.

D’emblée, je choisis de solliciter ses ressources et je lui demande de dessiner les activités qu’elle aime faire. Au fur et à mesure qu’elle les dessine, il me semble qu’elle s’allège. Esquisse d’un deuxième sourire que je ratifie : « Dans la vie, il y a des choses qui nous font sourire et même rire, c’est chouette de connaître ces joies »

A la séance suivante, elle commence par faire un dessin de manège, avec une représentation d’elle très minimaliste. Ce dessin reste encore très réaliste, très en prise avec le réel. Je la félicite tout en lui suggérant qu’on peut, ici, laisser l’imagination s’envoler.

Je renforce la dissociation, toujours sur un mode conversationnel. Je lui suggère de continuer de laisser son corps se détendre sur la chaise, tout en laissant son esprit se libérer et aller dans le monde de l’imagination.

Là, elle prend une nouvelle feuille, l’ambiance est d’emblée différente ;

Les chevaux ont des ailes, on est dans le ciel, bleu et dégagé, ils habitent une autre planète, et ces chevaux ailés se régalent de bouts de ciel bleu et de chocolat.

Inutile de vous dire que Cécile ce jour là avait un beau et large sourire. Elle venait de découvrir de nouvelles possibilités d’existence.

4° séance. Elle veut continuer l’histoire. Je lui propose d’en faire carrément un livre ; elle jubile, et écrit le titre (dessin 2). « La transformation du cheval » et la manière dont elle l’écrit fait vraiment penser à « la Transe-formation ». Hasard, volonté de me faire plaisir, intuition, ou communication profonde entre elle et moi? En tous les cas, elle commençait à se mouvoir dans un nouveau champ de liberté. Vous imaginez ma jubilation.

Mais j’allais vite déchanter. Je commençais, en effet, à mesurer combien chaque avancée de Cécile pouvait être suivie de mouvements dépressifs, régressifs ou défensifs non seulement d’elle-même, mais aussi de la famille.

Au cours des séances suivantes, en effet, elle « rechute », et le contrôle parental est de plus en plus massif. « Ah, vous travaillez sur l’imagination ? » me dit un jour la mère à la fin d’une séance… « On se demande avec mon mari si ce n’est pas dangereux, l’imagination ! » J’explique un peu, tout en sollicitant, je ne sais pas vraiment pourquoi, une séance familiale avec le père, la mère et Cécile.

Au cours de cette séance, je mesure à quel point la fiction est une parade défensive de la famille face au réel qui s’impose; on fait « comme si », comme si  tout devait aller bien. Du coup, cette fiction ne peut permettre de transformer le réel, et ne laisse pas de place à l’imagination, qui elle permet de reconfigurer le réel et d’inventer de nouvelles positions.

J’ai beau dire explicitement que Cécile a le droit d’être différente de son père et de sa mère, cela ne fait que renforcer ses conflits de loyautés. Elle ne peut s’autoriser une liberté que ses parents n’envisagent même pas de prendre. Le risque tant affectif, qu’existentiel est grand pour Cécile, et pour la famille.

2e séquence. La maison des fleurs, ou l’intrusion progressive de la mère

S’ouvre alors une deuxième séquence dans cette thérapie. Cécile change d’histoire, raconte maintenant celle  d’une famille fleurs, dont la vie  va rester assez morne, peu animée. Les fleurs sont plutôt stéréotypées, elles se ressemblent toutes et rien ne se passe vraiment pendant plusieurs séances.

Parallèlement à cela la mère va petit à petit s’arranger pour occuper l’espace thérapeutique de sa fille. A la fin des séances, en effet elle s’installe de plus  en plus longuement, me parle de son histoire, de sa maladie, de sa dépression. J’ai du mal à stopper ce flot de paroles et d’émotions. Je laisse faire parce qu’il me semblait important d’entendre cela. Mais au fur et à mesure, je me laisse touchée par cette femme. A mon insu, va se constituer une alliance mère-thérapeute.

Cécile ne va pas plus mal, mais ne va pas mieux non plus. Le travail piétine. Tout se passe comme si en soutenant sa mère, je ne faisais que renforcer la position de Cécile dans la famille. Se reproduit dans l’espace thérapeutique ce qu’il se passe dans la famille : Cécile s’efface, dans une certaine mesure je suis moins présente à elle, à elle toute entière.

Il est temps d’introduire du changement, et d’opérer un changement de position. Pour cela, avant une séance, je me mets en auto-hypnose, et je  me place en  face de Cécile et de mes difficultés.

Je me rend compte  alors à quel point j’ai du mal à entendre la dépression de cette enfant. Il m’est plus facile d’entendre celle de sa mère. Si j’étais en contact avec ses ressources, son côté angélique, je tenais à distance son fond dépressif. Je sollicitais un peu trop l’un au détriment de l’autre ne facilitant pas les processus d’intégration de Cécile, ne lui permettant pas l’accès à son unité, c’est-à-dire à sa singularité.

« C’est en nous que retentit la singularité de l’autre » explique F. Roustang. L’intensité de la présence thérapeutique suppose notre capacité à prendre tout de l’autre. C’est véritablement un geste, une posture qu’il faut refaire sans cesse.

Cela a un effet immédiat sur les séances ; la vie dans la maison des fleurs s’anime, et Cécile se propose alors de dessiner sa famille à elle.

Quand les demandes familiales répondent aux défenses du thérapeute, le travail piétine et il est facile d’évoquer l’intrusion familiale…

Je finis par signifier à la mère que l’espace thérapeutique de sa fille ne pouvait être le sien. Cette empathie de ma part envers la souffrance de la mère a-t-elle été un frein ? ou au contraire, un détour nécessaire, un point de départ pour un début de différenciation et d’individuation pour Cécile ? Je ne sais.

En tous les cas, une confiance commence à s’établir entre la famille et moi, l’alliance mère-clinicien s’est transformée – pour un temps – en une alliance thérapeutique avec la famille.

Cela va constituer un répit au cours duquel Cécile va commencer à pouvoir élaborer et symboliser sa dépression.

3e séquence. Le dessin de la famille, ou l’impuissance du thérapeute

Dans ce dessin (dessin 3), Cécile place, en premier lieu, sa mère, au centre, qui s’équilibre plutôt bien avec ses béquilles. Elle se place en second, à la droite de la mère, presque aussi grande qu’elle. Elle se tient, me semble-t-il, à une « bonne distance », laissant supposer que quelque chose s’est tout de même régulé dans sa position par rapport à sa mère. A la gauche de la mère, son mari, bien ancré dans le sol, bien stable ; il assure ! Ces trois personnages occupent toute une feuille. Cécile s’arrête de dessiner. Je la questionne : « Il n’y a personne d’autre dans la famille ? » Elle prend une nouvelle feuille et dessine la fratrie en quelque sorte : tout d’abord son cheval, qui occupe quasiment les deux tiers de l’espace, puis son petit frère et enfin Laure. Tout le monde sourit, sauf la petite sœur (dessin 4).

Voici venir le temps de l’exploration des rivalités fraternelles.

Cécile souffre du fait que sa mère lui consacre trop peu de temps. Le soir elle doit faire ses devoirs toute seule pendant que sa sœur occupe sa mère à temps plus que plein. Elle souffre, mais elle n’ose pas encore exprimer ses colères, qu’elle retourne contre elle-même.

Il lui faudra beaucoup de temps avant de s’autoriser à exprimer ses pulsions agressives envers sa sœur. Affronter ses pulsions agressives est une véritable souffrance narcissique pour Cécile.

Je travaille alors sur la symbolisation de ses fantasmes hétéro-destructeurs, en lui proposant de jouer avec les peluches. Le crocodile va subir les assauts de sa haine. Cela la fait rire joyeusement, et finit par l’alléger et la soulager.

Du coup, à la maison, elle se fait davantage respecter, elle sort imperceptiblement de sa position de sacrifice : « j’ai réussi à dire non à Laure, et à lui interdire de rentrer dans ma chambre hier »

Mais cette famille, tragiquement frappée par des pertes au niveau des fratries, ne peut supporter que Cécile bouscule l’homéostasie de la famille.

Cette résistance familiale commence sérieusement à m’agacer. Je perds patience et je me sens un peu découragée.

4e séquence. Les ballons multicolores, quand l’horizon se dégage

La quatrième séquence de cette thérapie, s’ouvre sur une espèce d’indifférence de ma part. En désespoir de cause, ne sachant plus quoi faire, je lance le va-tout de l’hypnose.

Il est vrai que depuis la première séquence, je m’y étais moins hasardée, trop en prise avec la résistance de la famille.

Habituellement avec les enfants, je prends appui sur le jeu et le dessin pour induire un état hypnotique, de manière très peu formelle, utilisant leur aptitude quasi naturelle à entrer dans ce processus. Ici, agacée, je change mes habitudes et je fais avec Cécile une séance « classique », ce que j’appelle « l’hypnose de fauteuil », par opposition à l’« hypnose de jeu » (cf. article in La note bleue, sous la direction de D. Megglé, Satas, 2005).

Au cours de cette séance, je suggère quelque chose de léger, d’aérien – j’avais sans doute moi-même besoin d’air et surtout de retrouver ma liberté – je suggère donc une promenade dans le ciel bleu (peut-être celui de la transformation du cheval). Promenade sur un tapis volant, porté par des ballons multicolores. Je suggère à Cécile de se perdre dans le ciel, de se laisser porter par les courants d’air contraires, d’y trouver de la tranquillité. Malgré ces mouvements qui la ballottaient, elle pouvait découvrir tout autour d’elle, un très large paysage et le parcourir à sa guise, à son rythme. Des amis oiseaux venaient la rejoindre.

La séance dura assez longtemps, son visage se transformait au fur et à mesure de la profondeur de la transe. Je lui donnais une suggestion post-hypnotique : dans sa situation, il n’y a qu’elle qui puisse trouver la place qui lui convienne, elle seule sait les changements ou non changements qui sont bons pour elle. Ayant repris moi-même ma liberté je lui restituai la sienne.

Au réveil, elle eut envie de dessiner les ballons multicolores. (dessin 5)

A la séance suivante, Cécile reprit l’histoire de la famille fleurs. Là tout bouge, la famille fleur déménage dans une maison plus vaste, une belle maison orange, où chaque enfant a sa chambre. Ensuite elle dessine l’environnement de la maison, une place centrale est donnée au  jeu, et il y a même un lieu de « transformation des couleurs ». (dessin 6)

La dernière page de son histoire s’intitule « 15 ans après » Vive les mariés. Belle projection dans le futur. (dessin 7)

Cécile décide d’espacer les séances. Elle va de mieux en mieux.

Nous convenons d’arrêter définitivement. Son sourire grave était devenu rieur, et plein d’humour : « à l’école, je suis encore un peu timide, mais c’est comme ça ! ». Son dernier dessin est un représentation d’elle-même, bien centrée dans un espace plein de promesses. (dessin 8)

Que s’est-il passé ?

4 – La veille généralisée du thérapeute

Si la séance des ballons multicolores fut décisive, ce n’est pas seulement grâce à l’utilisation de l’hypnose chez le patient, ce fut mon changement de position.

Dessin d’enfant ou dessein du thérapeute ?

C’est au moment où je n’attends plus rien que quelque chose de réellement significatif se met en place. Comme si pendant un certain temps ma sollicitude envers Cécile, envers sa famille, ma bonne volonté empêchait cette enfant d’accéder à sa profonde liberté.

Il fallait que je cesse d’avoir un dessein sur cette famille pour que la puissance imaginative des dessins de Cécile l’aide effectivement à opérer les changements qui lui étaient nécessaires, et qu’elle seule pouvait définir.

« L’imagination possède l’énergie suffisante pour imposer une nouvelle donne, un nouveau plan à la fois plus réaliste et plus gros d’avenir. Mais ce nouveau plan, pour être effectué, devra être décidé par une appropriation.» (F. Roustang)

Pour parvenir à cela, il a fallu que j’accepte mon impuissance.

Ainsi que le disait Chertok : « l’hypnoanalyste est d’abord quelqu’un de sensible à la multiplicité incontrôlable des facteurs qui jouent dans la cure et qui est capable  de vivre son impuissance sans la refouler derrière des théories »

Il me semble essentiel de ne rien vouloir pour l’enfant. Ne pas avoir de dessein pour la famille.

C’est peut-être là que se situe la frontière entre thérapie individuelle d’enfant et thérapie familiale. En tant que thérapeute d’enfant, je ne dois rien vouloir comme changement pour la famille. Je dois seulement donner à l’enfant la possibilité de trouver lui-même SA place.

Sinon je me substitue à la responsabilité de l’enfant, je le prive de sa propre liberté.

Comment y arriver ?

Par l’attente, telle que F. Roustang la définit.

Face au déferlement des impressions, au foisonnement de ce que l’on reçoit par le fait d’être  en contact direct avec la famille, il faudrait, comme le suggère F. Roustang « ne rien faire, surtout ne rien faire que d’être là », dans une attente.

« Seule une attente de total loisir va permettre l’unification de ces sensation multiformes… Par son sentir ouvert, le thérapeute invite le patient à remettre en mouvement Son propre sentir, c’est-à-dire le lieu où apparaissent de nouveaux liens, de nouveaux possibles.»

« Etre dans la pure attente ? Cela signifie s’attendre à tout et à n’importe quoi. Ce n’est pas une attente vide, mais une attente qui délibérément se vide, justement pour rester en contact avec tous les possibles et se rendre capable de les laisser advenir… »

L’attente étant, pour F. Roustang, l’essence même de l’hypnose.

Conclusion

Finalement la position de thérapeute d’enfant devrait flatter ma fainéantise. Plus les informations qu’on y reçoit sont riches, moins il y aurait de choses à faire. Ce dépouillement du faire du thérapeute qui renforce l’intensité de sa présence, c’est peut-être là le lieu de notre liberté.

Liberté qui « touche la vie dans son jaillissement ».

Ce qui fait la richesse, la difficulté des thérapies d’enfant c’est ni plus ni moins l’émerveillement sans cesse renouvelé devant la vie qui se donne, se  cherche, se perd, se trouve, se transforme, dans un mouvement étonnant, déstabilisant, innovant. L’enfant interroge sans cesse notre capacité à prendre tout de cette vie qui s’invente sans cesse.

Bibliographie

Bateson G. Vers une écologie de l’esprit. Le Seuil, 1977.
Fabre N . Le travail de l’imaginaire en psychothérapie de l’enfant. Dunod, 1998.
D. Megglè. Sous la direction de. La note bleue. Satas, 2005.
Prieur B.& Rey E.Col. Systèmes,éthique, perspectives en thérapie familiale. ESF, 1991.
Prieur N. Nous nous sommes tant trahis. Amour, famille et trahison. Denoël, 2004.
Roustang F. Qu’est-ce que l’hypnose ? Les éditions de minuit, 1994.
Roustang F. La fin de la plainte. Odile Jacob, 2000.
Roustang F. Il suffit d’un geste. Odile Jacob, 2003.
Selvini Palazzoli M. Cirillo S. Selvini M. Sorrentino A.M. Les jeux psychotiques dans la famille. ESF, 1990.
Winnicott D.W. Jeu et réalité. L’espace potentiel. Gallimard, 1971.

Les trahisons familiales : une chance pour l’évolution des couples et des familles

co-écrit avec Bernard Prieur in Cahiers critiques de thérapie familiale N°38. De génération en génération, quelle transmission ?, 2007.

Cela fait plusieurs années* que ce thème nous interroge. Présentes dans de nombreuses thérapies, les trahisons n’épargnent aucun lien. On se trahit entre amis, en famille, en couple, on se trahit soi-même.

Résumé

L’histoire de l’humanité est jalonnée de trahisons. Ces fractures symboliques furent cependant fondatrices de nouvelles civilisations. Peut-on échapper à la trahison ? La trahison constitue un des fondements de nos êtres. Il s’agit moins de débusquer le traître mais plutôt de parvenir à vivre entre infidèles.

La trahison nous amène aux confins du concevable et de l’intelligible. Elle entraîne une fixité du temps, une sidération des émotions, c’est pour cela qu’elle est insupportable,et le sentiment de trahison s’alimente souvent dans la compulsion à vouloir comprendre.

Nous montrerons en quoi les trahisons peuvent être considérées comme un processus interactionnel à part entière, sur lesquels les thérapeutes peuvent prendre appui pour permettre aux systèmes bloqués d’évoluer.

* 1998 – Colloque du Ceccof – Les trahisons familiales
1999 – Les héritages familiaux, sous la direction de Bernard Prieur (ESF)
2004Nous nous sommes tant trahis, Nicole Prieur (Denoël).

1-La trahison, la plus fidèle compagne de l’homme

Depuis la nuit des temps, l’histoire de l’humanité est jalonnée de félonies et d’hérésies qui ouvrent  sur de nouvelles civilisations, et  inaugurent de nouvelles légitimités. Les actes de perfidie, au-delà de leur violence apparaissent comme  des facteurs nécessaires d’évolution de nos sociétés et de nos civilisations.

A y regarder de plus prés, on peut se demander s’il est possible de ne pas trahir.

Finalement, peut-on ne pas trahir ?

En fait, vouloir éliminer le processus de trahison semble un combat vain, car c’est un combat contre l’humain. La trahison n’est pas, comme on voudrait nous le faire croire, l’apanage des immoraux, des malades ; elle n’est pas un accident de la relation. Elle fait partie intégrante de la relation. La trahison constitue un processus inéluctable et spécifique de notre condition humaine.

Cela amène chaque individu à se considérer lui-même comme un traître en puissance.

Soi-même comme un traître, ou le chemin de l’éthique

Il s’agit peut-être alors de se demander comment vivre entre parias potentiels qui, à force de se savoir dangereux pour les autres, pourraient  mesurer davantage les conséquences de leurs actes. Paradoxalement un nouveau regard sur les trahisons peut ouvrir sur une  éthique de l’altérité, c’est à dire sur un mieux vivre avec l’Autre.

L’éthique serait cette conscience toujours renouvelée qui permet de mesurer que le traître est d’abord en soi, au cœur de notre pensée, de notre parole, de notre connaissance. Rester vigilant à cet affleurement de la trahison peut la rendre moins tragique à force de la savoir imminente. Peut être devenons-nous sujet quand nous mesurons précisément qu’elle est toujours virtuellement présente dans toute relation interpersonnelle, et qu’elle fait inexorablement partie de nous.  Considérer le traître comme l’étranger, l’Autre, irrémédiablement mauvais, contre lequel le groupe doit se défendre, qui sert de surface de projection à tout ce que l’on ne veut pas voir à l’intérieur, renforce la pensée manichéenne, les clivages.

La trahison : une réalité insaisissable

En fait, nous nous sommes d’autant plus intéressés à ce sujet, que les trahisons dans la famille sont quasiment vierges conceptuellement. Très peu de choses ont été écrites en sciences humaines. Quand on a  voulu approfondir ce concept, on s’est  aperçu très vite qu’il  nous  débordait de toutes parts.  Royaume des  apparences trompeuses et   rebelles, la  trahison parait insaisissable. Elle  revêt des figures protéiformes, contradictoires, subtiles  qui ne se livrent pas d’emblée. Elle glisse sans cesse entre les mots. Elle  échappe et déborde les définitions les plus rigoureuses. Elle peut avoir l’air d’une   infidélité, comme d’une trop grande fidélité. Elle peut être aussi bien mensonge  que révélation d’un secret, donc vérité. Toutes les figures de trahisons n’épuiseront  jamais  sa complexité.

Pour autant, ce n’est pas  une notion « fourre-tout ».

Ce que l’on retiendra ici, c’est surtout l’aspect kaléidoscope de la trahison, les jeux de miroirs qui la traversent et la constituent.

Elle met en œuvre  plusieurs niveaux

1° niveau ; l’acte, qui  d’ailleurs peut  exister ou ne pas avoir lieu. On peut se sentir trahi, sans qu’il y ait eu un acte objectivable. Il suffit quelquefois d’un geste, d’un mot.

2° niveau : le vécu. Vécu bien sur opposé selon  la place d’ où l’on se tient- victime, traître, tiers- le traître n’a pas forcément le sentiment de trahir, la victime n’est pas toujours aussi  passive qu’elle le pense….

3° niveau : Le récit. Socialement, le récit de la trahison a une fonction très importante, il  se doit d’être  édifiant. Accuser quelqu’un de trahison, puis le juger, c’est contribuer à l’établissement d’une nouvelle légitimé, et édicter une pratique nouvelle de la morale. En fait, c’est tout un système social, idéologique qui se raconte dans sa manière de délimiter les formes de trahison, de la désigner. Les mystifications forgées alors, voire les propagandes de tous bords vont constituer un outil de  contrôle puissant pour les autorités en place.

Mais dans une famille qui désigne la trahison ? Qui la juge ? Qui en fait le récit ?

Ce qui nous semble intéressant, c’est que le processus de trahison révèle de manière paroxystique et la puissance créative de la relation et sa capacité mortifère. La trahison met en évidence ce moment particulier où le sens se perd, mais aussi où il peut se refonder autrement. Et souvent en tant que clinicien, nous intervenons dans le creux de la vague, au moment où  les chaînes associatives familiales sont perdues, où les liens ne font plus sens.

Comment  aider les individus  et les familles à passer du versant  mortifère au versant  créatif des trahisons  et de la relation?

Peut-être justement en acceptant la part d’ambiguïté fondatrice.  La trahison nous amène aux confins du concevable, d e l’intelligible, c’est pour cela qu’elle est insupportable.

Notre position de clinicien ne nous invite elle pas à la considérer comme telle.

2- Amour, Famille et Trahison

Ceci revient à se demander, comment, au-delà de la souffrance, les trahisons familiales peuvent  constituer  des ressources pour les individus et leurs familles. Pour cela, il nous semble  indispensable  d’ouvrir le champ sémantique de ce concept.

Nous pouvons toujours tenter de commencer par une définition, quitte à la dépasser rapidement.

De quelle définition pouvons nous partir? Les trahisons sont  des ruptures  dans l’ordre des alliances, des césures dans l’enchaînement des filiations. Elles introduisent une fracture dans  la continuité du temps, instituant le  temps d’avant la trahison et le temps  d’après la trahison. Trahir, c’est briser l’horizon donné, c’est une aventure toujours douloureuse qui parle d’une liberté humaine sans cesse à conquérir.

La famille, comme lieu des premières trahisons

Elles incubent tranquillement, à l’abri de l’amour le plus tendre. « Qui aime bien, trahit bien », pourrait-on plagier, et cela commence très tôt.

Le bébé, dés sa naissance, et sans doute  avant, reçoit tout un héritage symbolique qui constitue son assise originaire, et qui le soumet à d’importantes contraintes de développement.

En retour de tout ce qu’il reçoit, le bébé  se trouve, en effet, lié par tout un système de loyautés, véritables liens éthiques qui structurent  et régulent les relations intra-familiales et assurent la continuité du groupe. Etre loyal implique d’intérioriser les attentes du groupe, et d’adapter un comportement conforme à ces attentes.

Ainsi, le don crée la dette, qui  à son tour engendre des loyautés. La question qui se pose à tout un chacun : jusqu’où être loyal ?  D’une part, ce que reçoit un enfant est tellement incommensurable qu’il ne pourra jamais – quoiqu’il fasse -s’acquitter de sa dette. Le don est tellement profusion qu’il est sans commune mesure avec ce qui pourrait être « rendu ».

D’autre part, les attentes à son égard  sont  démesurées et imprécises, tenaces et improbables. Il faudrait être l’enfant idéal de papa, de maman, de grand-mère, de grand-père, de la grande sœur, du petit frère, de la nounou… strictement illusoire !

L’A-venir, croqueur de loyauté

Etre redevable envers les générations passées, constitue bel et bien une loi humaine. Nul ne peut « ramener » les compteurs à zéro. Non seulement tout enfant est déloyal, mais en plus il le reste toute sa vie. Ainsi, traîtres nous naissons,  traîtres nous mourrons.

Mais alors, les relations familiales sont-elles condamnées à cet immoralisme hautement suspect ?

Une des spécificités du lien familial, consiste à  « rendre » non pas à celui qui nous a donné, mais surtout aux générations futures. C’est devant l’avenir que nous sommes avant tout  responsables. L’obligation majeure dans laquelle  la vie nous place, c’est celle  de transmettre à notre tour, d’engendrer un temps nouveau, en invitant d’autres êtres à être, que ce soit dans la famille, dans le travail, dans nos divers engagements.

Entre les mouvements descendants des dons, bien  plus nombreux et les mouvements remontants des loyautés, existent une véritable dissymétrie, une certaine non réciprocité, ce qui garantit l’impulsion vers l’A-venir.

Ainsi la famille est traversée par des lignes de fond et de  forces contraires, dont les antagonismes sont nécessaires, et vitaux ; l’histoire de la famille se tisse dans une dialectique entre tradition et trahison. Notons d’ailleurs, que  Trahison » et « Tradition »ont une racine  latine commune : le verbe tradere, qui signifie livrer, faire passer… Les mouvements de transmission seraient donc indissociables de la trahison. La transmission inscrit le sujet dans ses filiations et appartenances irréductibles, et la trahison le pose dans sa différence et son individualité.

Grandir, c’est trahir

Exister, c’est transformer sans cesse le déterminisme de ses héritages en futur à inventer.

Devenir soi s’effectue  par l’abandon de ce qui nous a engendré. Naître à soi, implique que l’on sorte  du lieu qui nous a fait.

Naître nous inscrit dans un système d’obligations envers la famille. Grandir, implique la  refondation incessante  de ce système d’obligations.

Nietzsche : « Ainsi parlait Zarathoustra » : « Je vous ordonne de me perdre, et de vous trouver vous-mêmes. Et ce n’est que lorsque vous m’aurez renié, que je reviendrai parmi vous… Je chercherai d’un autre œil mes disciples, je vous aimerai  d’un autre amour… »

Pour cela , il faut parvenir à  s’accepter comme traître, quelle liberté, mais aussi quel courage !Cela suppose qu’on supporte le fait  d’être perdu comme enfant idéal, et comme parent parfait.

3- Trahison et clinique

En quoi cette réflexion sur les trahisons peut-elle être intéressante pour notre pratique ?

Pour illustrer cela, voici une vignette clinique :

L’histoire de G. : un enchevêtrement de trahisons dont la famille s’est fait le théâtre.

G. a 27 ans, quand elle consulte pour une thérapie individuelle.

La trahison à elle-même.

Elle évoquera d’emblée ce qui m’apparaît comme la problématique centrale de cette patiente.

« Il y a longtemps, quelqu’un est mort. Quand cette personne est morte, tout s’est effacé, ce que j’ai vécu avec lui a complètement disparu de ma mémoire. A un moment donné, je ne savais même plus mon âge.   Comme si avant la mort de Philippe, j’avais une ligne de vie, et puis il y a  eu ça, et après, c’est comme si ma vie avait pris un itinéraire bis. »

Voici énoncée la douloureuse trahison à elle-même, véritable désertion, elle  s’est  absentée d’elle, de sa propre existence. Elle a passé toute une partie de sa vie à ne pas y être, à ne pas exister,  marchant à côté d’elle-même. « J’en ai marre d’être une fille, je voudrais être une femme » Habiter son corps de femme, incorporer sa propre histoire,  me semble être sa profonde demande, à quel prix peut-elle y parvenir ?

Résumé des 3 premières séances.

Les trahisons « subies » par elle.

 La trahison divine 

« Il y a 12 ans, Philippe a choisi  de venir mourir à la maison. C’était un prête, ami de la famille. » Pour protéger les enfants les plus jeunes, les parents et Philippe parlent d’un cancer de la peau et laissent espérer  une possible guérison. Mais il meurt. G. a vécu  cela comme une conspiration familiale, mais en même temps, elle ne peut la désigner comme une trahison, le traître pour elle, ici c’est Dieu : «  Dieu m’a trahie, à l’époque, j’étais très croyante, j’implorais Dieu pour qu’il sauve P. J’aurai voulu mourir à sa place »

En désignant Dieu comme le traître,  qui protège t elle ? Philippe ? Personnage   étrange, et énigmatique   autour duquel s’est noué un imbroglio difficile, voire impossible à dénouer.  Il  a su donner à tous des signes, des gages de son amour, parvenant à faire croire à chacun qu’il avait avec lui  des liens privilégiés.  G. suppose    qu’il existait entre sa mère et P, une certaine attirance respective.  Mais  il était très proche aussi de son  frère aîné, ils faisaient des spectacles ensemble. Elle-même semble avoir été liée  à Philippe par des liens qu’elle ne définit pas.  « Je ne sais pas si je l’aimais »

Confusion  des sentiments, parfum illicite, manœuvres illégitimes, tout est là pour entretenir des soupçons réciproques.

G. apprendra  tardivement  que P. est mort du Sida. Quand je lui demande  s’il était  homosexuel, elle semble  troublée comme si  elle n’avait pas encore envisagée cette hypothèse, alors même qu’elle n’ignore pas cette  vérité et la confirme aussitôt.

En tous les cas la mort de P. rend  impossible tout éclaircissement : qui aimait-il vraiment ? Avec qui aurait-il pu trahir tous les autres.

Je fais l’hypothèse d’un déplacement. Son père, comme P avait été destiné à la prêtrise, n’a-t-elle pas  projeté  sur P. des fantasmes oedipiens?

Trahisons fraternelles

Elles sont évoquées dans toute leur virulence. Scène où le frère aîné la poursuit avec un couteau, où elle attaque le second à coup de balais, et en parlant de sa sœur « quand je la vois j’ai envie de lui foutre des baffes, je la rejette totalement cette fille, je n’en peux plus »rivalité par rapport à la figure paternelle : « à table si mon père me sert une demi coupe de champagne, ma sœur en réclame une entière »

Trahisons faites à d’autres membres de la famille

Le 2° deuil évoqué, c’est celui de sa GMP ; A la fin de sa vie, son GPP très autoritaire a installé d’office contre son gré sa femme, alors atteinte de la  maladie d’Alzheimer chez leur fille aînée avec qui elle ne s’est jamais entendue. Elle n’a cessé jusqu’à sa mort, et malgré sa démence de réclamer de rentrer chez elle, cela s’est passé de manière très lâche explique G puisque c’est au moment d’une opération que son mari a effectué le  déménagement  chez sa fille. Cette tante, est en conflit avec le père de G., G. elle-même s’est battue avec elle.

G. va reprendre à son compte cette trahison subie par la GMP. Elle va réclamer justice pour elle.

Ces trahisons subies sont douloureuses, on ne peut le nier. Elles constituent une menace existentielle, une blessure narcissique, elles fragilisent la sécurité affective de G.

Pour autant, nous faisons l’hypothèse que ce ne sont pas les trahisons subies qui sclérosent l’individuation mais plutôt celles qui se révèlent difficiles à désigner et, encore plus, celles qui se révèlent impossibles à agir.

En quoi, une trahison peut être salvatrice ?

Les trahisons agies… et salvatrices

A la fin de la 1° séance, G. lance une dernière phrase : « J’ai toujours cru avoir la violence de ma mère, or je crois que j’ai la violence du côté de mon père.» Amorce-t-elle  une  rupture par rapport à sa  filiation maternelle ?

A la 2° séance, G. évoque d’emblée la légèreté qu’elle retrouve depuis quelques jours.

« Je me sens comme au printemps de ma vie. Depuis quelques jours je réintègre ma vie, mon corps, je refais du sport.

– Qu’avez-vous envie de faire de ce printemps ?

– Apprendre une autre langue, une autre langue que ma langue maternelle…..J’ai aussi envie de vider mon studio et d’en faire un nouveau lieu ; de jeter surtout tout ce que ma mère m’a refilé. Il y a des reliques d’il y a 10 ans. »

Trahir sa mère, c’est être  prête à se sentir perdue comme « bonne fille » pour sa mère.

« Dans la famille, il y a  deux clans, dans celui des ‘pas bien’, il y a mon père et mon frère aîné, et dans le clan des ‘bien’, ma mère et mon 2° frère ; et moi, longtemps, je n’ai pas su où être »

Maintenant, elle peut prendre le risque de choisir son camp. La trahison est bien un passage à l’ennemi, elle rend explicite  les alliances en œuvre.

Les trahisons impossibles à agir

Désigner les « méchants » comme traîtres, trahir sa mère, d’accord, jusque là tout va bien. Mais l’image du père résiste.  G.ne peut désigner son père comme traître, ni comme lâche malgré les évidences qu’elle énonce.

« Ma grand-mère attendait une aide qu’on ne lui a pas donnée….. Mon père n’a jamais osé affronter ni son propre père, ni sa sœur. Il ne m’a pas laissé sortir Mamy. J’avais tout arrangé, ma  mère était d’accord, mes frères et mon copain devaient m’aider. C’est lui qui a tout stoppé.»

« Quand mon frère m’a menacé d’un couteau, c’est ma mère qui nous a séparés, mon père a augmenté le son de la TV »

Quand je lui demande ce qu’elle a  éprouvé alors, elle pleure : « Je n’en ai pas voulu à mon père, dit-elle avec une forte émotion, je l’aime comme il est »

Enfermée dans ses loyautés envers ce père qu’elle s’est donnée comme mission de protéger, de sauver, elle ne peut accéder à sa propre histoire.

Son couple l’aidera-t-elle à opérer la  trahison nécessaire au père?

Quand elle parle de son copain : « F. ne plait pas à mes parents ; ni à mon père, ni à ma mère. » à suivre….

Trahir suppose la perte de ses anciens points d’appui, l’infidélité à ses premiers objets d’amour. C’est un véritable saut dans le vide de l’inconnu, c’est en cela d’ailleurs que c’est créatif, mais bien périlleux. Quelque fois, on n’est pas trop de deux pour oser trahir ses parents.

4- Nos axes directeurs

Au-delà de cette vignette clinique, voici quelques uns de nos actes directeurs.

Le couple, au risque de l’infidélité

La question du couple interroge celle de la fidélité, mais celle-ci  ne se réduit pas seulement à la fidélité sexuelle A qui, à quoi être fidèle ?

On le sait, par une trop grande fidélité au passé, un couple peut se déserter lui-même. La fixation aux figures parentales fragilise ses fondations. L’impossibilité de trahir les modèles parentaux et les règles familiales entrave son évolution.

Mais le couple interroge aussi la fidélité à soi-même. Dans le  couple, l’identité est sans cesse «travaillée» par l’Autre, pour le pire et le meilleur.

« L’homme est miroir pour l’homme… c’est l’autre qui me donne mon visage. » (Merleau-Ponty)

Je suis en partie invisible à moi-même, et c’est toujours autrui qui me révèle une part de cet invisible que je porte. C’est autrui qui atteste que cette part lui est  visible. Dans la relation de couple cela prend une dimension centrale. Quand l’Autre fait de mon invisible seulement  le champ de ses projections, de ses désirs, la relation devient aliénation.

Mais ce regard de l’Autre peut aussi  opérer un étonnement de soi, toujours renouvelé. Il peut  m’aider à être plus présent à moi, à me cohérer davantage, à être plus moi-même.

Cela demande en tous les cas, que l’on révise notre illusoire et frileuse  volonté d’être fidèle à soi-même. Car nous ne sommes jamais tout à fait identiques à nous-mêmes.

Le couple, en tant qu’enveloppe psychique et  contenant affectif, peut permettre à chacun de trahir ce qu’il pensait être à la seconde précédente, ce qui paradoxalement favorise les processus d’individuation.

Jouer avec l’hétérogénéité de son être

Derrière le « Je », une multitude d’êtres se dissimulent. Nous existons dans une mosaïque de vécus De  chaque place où nous nous tenons, plusieurs identités campent en nous. Petite-fille… fille… mère… grand-mère… épouse… Sœur… cousine…

Toute cette mosaïque porte en soi inévitablement les stigmates de la trahison, avec son lot de conflits de valeurs, conflits de loyauté, évidemment, mais c’est au prix de ces intimes trahisons que nous pouvons exister sur plusieurs plans en même temps. La trahison donne du jeu à nos différents « Je », elle permet la fluidité entre les différents niveaux qui nous constituent.

Accepter l’inconnaissance de soi

Exister, c’est oser faire le saut dans l’inconnu de soi. « C’est dans l’indéterminé que je me trouve. » (Pontalis)

En tant qu’homme, je m’appréhende toujours dans l’angoisse du flou de ce que je suis, et toutes les représentations que j’ai de moi, que les autres ont de moi, n’épuiseront jamais l’être. Dés  que je pense m’avoir saisi, déjà, je ne suis plus le même.

Cet indicible, cet ineffable trahissent mon besoin de me connaître. Accepter cette trahison du savoir, nous ouvre sur notre potentiel. En effet, notre énigme, c’est le lieu où s’enracine notre liberté. L’être s’énoncerait dans un dire qui doit sans cesse se dédire, dans une mobilité incessante toujours à renouveler, nous mettant face au gouffre de notre liberté.

Retour au corps, si souvent banni ; ou comment réintégrer le corps si souvent posé comme un traître.

L’unité du corps et de la psyché n’est pas évidente, or cette intégration constitue une source et une ressource importante pour le sujet.

La présence à nous-même, à la totalité de cette insaisissable personne que nous sommes, s’effectue par cette habitation corporelle. On adhère à soi, en prenant corps en nous-mêmes, en faisant corps avec nous mêmes.

Notre corps, en effet, permet un double mouvement : habiter le monde et être habité par lui. Le corps est le foyer de notre engagement dans le monde, lieu de la réciprocité entre le monde et le sujet, terrain où s’articulent les mouvements entre intérieur et extérieur.

Le corps est le lieu du « chez soi », lieu clos, unifié dans ses transformations même et en même temps centre du partage. Résidence de la singularité la plus inaliénable, il est ce qui me met d’emblée en relation, en communication avec les autres et avec le monde. Il est le lieu unique de ma présence plurielle au monde.

En conclusion de cette première partie, que pouvons-nous dire ?

L’espace potentiel de la trahison

Un espace plein de promesses

Les trahisons nous ont fait découvrir un espace bien particulier. L’espace du « Entre », le lieu de l’intermédiaire. Elles se glissent « entre » le don et la dette, «entre » le mot et la chose désignée, « entre » la tradition et la transgression, « entre » le moi et le surmoi…..

Cet espace intermédiaire  évoque l’espace transitionnel de Winnicott, qui se trouve être aussi le lieu de la créativité.

Cet espace dans lequel nous nous mouvons tous, dés le plus jeune âge, dans lequel  l’imaginaire recrée le réel qui s’impose. Cet espace n’appartient à personne en particulier, et se redessine en fonction des acteurs en présence, se recompose selon les circonstances, en offrant à chaque fois de nouvelles perspectives. C’est un espace insituable, c’est un lieu  indéfini, toujours offert, qui  permet à chacun de trouver sa place, de l’ajuster et à ses besoins propres et aux contraintes contextuelles.

Ce lieu du changement  n’est ni En soi, ni par Autrui, il est « Entre Nous ». Il se trouve être le séjour du jeu, encore faut-il jouer la même partie, être sur le même terrain de jeu.

5- Le caractère transmissible de la trahison

L’exemple d’une expertise ordonnée par le Juge aux Affaires familiales après plus de 8 ans de procédures, va nous permettre d’illustrer le caractère transmissible de la trahison.

Dans cette affaire, nous avons eu 5 rencontres avec les protagonistes : 2 avec les grands-parents paternels, 2 avec les parents, 1 avec les parents et leur fille Virginie. Un rapport est ensuite envoyé au Magistrat et à chacun des avocats, dans ce cas, 3 avocats.

Monsieur et Madame se connaissent sur le lieu de travail où le grand-père paternel a aussi été le chef de service de Madame.

Nous avons peu d’informations sur le jeune couple. Ils déclarent de manière vague et générale que tout allait bien entre eux, mais rien de précis ne peut être saisi.

A tel point qu’au 4ème entretien, l’expert ne sait plus, en entendant Virginie parler bien distinctement de ce qu’elle fait le week-end avec sa mère et du peu de temps qu’elle passe avec son père, s’ils vivent ensemble.

Nous faisons l’hypothèse que le couple a du mal à se constituer, peut-être parce qu’il a eu du mal à se faire reconnaître par les familles d’origine.

Monsieur a 32 ans quand il décide de vivre avec Madame. Si nous savons peu de choses sur les relations entre Madame et ses parents, nous apprenons que Monsieur était très proche de sa mère, sa grand-mère maternelle et avait des relations difficiles avec son père.

L’année 1985 correspond à la mort de la grand-mère paternelle, à l’achat d’un appartement, au démarrage du concubinage de Monsieur et Madame.

Aucun conflit ouvert ne semble avoir lieu jusqu’en 1992.

A cette date, le couple décide d’avoir un enfant et au cours de la même année, un an après la mort de la grand-mère maternelle de Monsieur, les questions d’héritage commencent à être évoquées.

Nous aurions envie de dire qu’au même moment où Monsieur envisage d’avoir un enfant, il veut vérifier sa propre filiation en déclarant ce qui lui est dû d’un point de vue patrimonial.

Monsieur estimera qu’il est lésé, se déclarant insatisfait par rapport à la façon dont ses parents règlent l’héritage de leurs propres parents et la place qu’ils laissent à leur fils, Monsieur a besoin d’être rassuré sur les sentiments de son père et de sa mère à son égard et les démarches que ces derniers entreprendront fin 1994 à propos de la communauté universelle n’iront pas dans ce sens.

Ainsi, pendant deux ans, le couple gérera deux choses en même temps :

– La question de l’héritage de Monsieur,

– La possibilité de mettre au monde un enfant.

Malgré des difficultés de stérilité de la part de Monsieur, après fausses couches, grossesse difficile, Virginie arrivera à un moment où beaucoup de conflits fermés existent entre ses parents et ses grands-parents paternels.

C’est aussi une enfant très attendue par chacune des familles d’origine : quand la grand-mère maternelle déclarera à la grand-mère paternelle qu’elle s’occupera du bébé, cette dernière lui déclarera « nous serons deux « .

Cette enfant naîtra le 1er août 1994. Quatre semaines plus tard, elle est déposée en Lozère chez les grands-parents paternels.

Le couple dira qu’ils avaient besoin de se retrouver. C’est Monsieur qui insiste auprès de sa compagne pour laisser leur fille à ses parents – au cours de leur voyage, il appelle régulièrement pour avoir des nouvelles du bébé et le ton de la voix de sa mère l’inquiète. Il apprend que l’enfant ne prend pas de poids.

Quand ils reviennent en Lozère, Michel et Marie-Chantal constateront des « tâches blanchâtres cylindriques autour de l’anus, tuméfiées comme une main restée dans l’eau ».

C’est ce qui leur permettra quelques années plus tard d’accuser le grand-père de sévices sexuels sur Virginie.

A aucun moment, Monsieur et Madame n’évoquent une possible réaction psychique de la part du jeune bébé qui au bout de quatre semaines est séparé de sa mère.

Ceci n’est jamais évoqué par les parents. Il n’y a aucun doute pour eux : le grand-père paternel n’a pu être que mauvais, c’est lui le traître.

Il est évident que pour pouvoir évoquer l’éventualité de la souffrance psychique de leur fille, les parents devraient être capables de reconnaître, comme semble leur avoir dit un des médecins rencontrés, qu’ils se sont séparés un peu trop vite de leur fille.

Eux qui avaient déjà du mal à se légitimer comme parents ne peuvent pas admettre qu’ils n’ont pas correctement agi ; ce sont des traîtres qui s’ignorent.

Quand Madame parle de ses retrouvailles avec le jeune bébé, elle insistera beaucoup sur le sentiment qu’elle a : « J’avais pensé qu’elle était folle »… « Le corps n’était pas comme avant »… « Elle ne nous reconnaissait pas, pas de mobilité dans le regard »

En clair, elle a perdu le bébé qu’elle a trahi. Mais il est impossible de parler de tout cela, seuls des attestations, constats prennent le temps et l’énergie de tous.

Bien entendu, l’objectivité, même si elle est épouvantable, est plus facile à admettre que des suppositions, des affects, des positions psychiques vraisemblables.

A partir de là, Monsieur s’engage dans un processus interprétatif que d’autres plans vont venir alimenter.

– La déclaration du désir de communauté universelle sera vécue par Monsieur comme une basse vengeance de la part de ses parents,

– Les propositions d’argent seront vécues comme un moyen détourné pour retirer les plaintes.

Quand nous rencontrons Virginie, elle n’a pas encore 6 ans. C’est une enfant qui s’exprime parfaitement. Elle sait répondre à tout. Elle semble être curieuse au sens d’aimer savoir.

Nous avons été étonnés qu’une enfant ne pose aucune question sur l’existence, l’absence des autres grands-parents que sa mamie maternelle, puisque depuis l’automne 94, elle ne les a plus revus et nul ne lui a jamais parlé d’eux.

C’est d’ailleurs l’objet de l’expertise : les grands-parents paternels peuvent-ils revoir leur petite fille et si oui comment ? L’expert exprimera « ses craintes » aux parents :

1. que Virginie apprenne par un tiers l’existence de ses grands-parents alors qu’on lui envoie le message qu’ils n’existent pas,

2. que Virginie soit plus tard confrontée à des informations contradictoires. En ne lui parlant pas de ses grands-parents paternels, son père coupe avec sa famille d’origine et en même temps, en poursuivant la bataille pour l’héritage, il envoie le message qu’il ne veut pas renoncer à sa position de donataire.

Tout ceci peut créer beaucoup de confusion dans la tête d’une enfant.

Dans cette situation, les trahisons se succèdent et demeurent présentes à chaque génération. Il y a de la trahison à tous les étages.

– L’arrière grand-mère de Monsieur disait à sa fille, que son fils était prêt à tout pour de l’argent,

– Selon Monsieur, son père aurait trahi sa mère en l’empêchant de poursuivre une carrière prometteuse,

– Toujours selon Monsieur, sa mère l’a trahi, en ne lui donnant pas directement l’héritage de sa grand-mère maternelle,

– Virginie, enfin est trahie par ses parents quand ils lui font croire que ses grands-parents paternels sont morts.

Comme la personne trahie, devient le traître, l’enchaînement est parfaitement assuré.

Monsieur se sent trahi par ses parents, devient traître à l’égard de sa fille, quand par exemple il propose à sa compagne de confier leur jeune bébé à ses parents.

Mais il y a des trahisons dont la famille ne veut pas entendre parler.

Notre position d’expert nous amène à  établir un rapport au magistrat, outil d’une possible métacommunication. Ce récit des trahisons suffira-t-il pour enrayer le mouvement continu de la transmission ?

Dans ce sens, nous écrirons explicitement que le père et la mère ont trahi leur enfant en la laissant, à l’âge d’un mois, chez ses grands-parents.

Quand une trahison ne peut pas être verbalisée, elle a de grandes chances d’en préparer une suivante

Dans cette famille, personne ne se sent trahi par les mêmes choses, personne ne nomme la même trahison.

– Pour les grands-parents, le fils a trahi d’avoir pu imaginer qu’ils sont capables de violences sexuelles sur un bébé de 4 semaines.

– Madame considère que ses beaux-parents l’ont trahie quand ils ont refusé de participer financièrement à l’achat de l’appartement de ses parents, de condition plus modeste.

Il ne peut y avoir un récit unique, la parole demeure essentiellement éclatée, morcelée, c’est à dire qu’elle reste du même ordre, du même registre que la trahison.

Pour permettre d’arriver à un récit fédérateur, il faut peut-être parfois passer par des entretiens avec des sous systèmes si le travail avec le système dans sont entier présente trop de risque ou tout simplement est impossible à envisager.

Dans cette famille, la plus trahie, c’est Virginie. Et pourtant, elle ne semble même pas avoir encore conscience de la trahison subie.

– Trahie, si c’est vrai, par le grand-père,

– Trahie, si c’est faux, par ses parents, qui ne laissent aucune place au questionnement, donc à une quelconque ouverture et liberté possible.

Quoi qu’il en soit, Virginie n’échappe pas à la trahison. Celle ci est inscrite dans son corps, qui se trouve marqué d’une blessure qui restera inaccessible :

– Soit elle a été violée réellement, et en ne le reconnaissant pas, les grands-parents empêchent la preuve possible,

– Soit elle n’a pas été violée, mais les parents continueront à avoir des suspicions.

La blessure n’est pas nette, ne permettant pas le travail de deuil réparateur.

L’impossible nomination augmente le poids de la trahison.

Dans cette situation, le traître ne se reconnaît pas lui-même, il demeure voilé, masqué ;

– Les grands-parents n’ont pas le sentiment d’avoir trahi leur fils en changeant de régime matrimonial, en faisant auprès du juge des tutelles une demande de communauté universelle,

– Les parents n’ont pas l’impression qu’ils trahissent leur fille en cachant l’existence des grands-parents,

– Il n’a jamais pu être parlé au cours de l’expertise des relations entre le grand-père paternel, Monsieur et Madame, sur leur lieu de travail. Dans la 1ère page du rapport, l’expert, malgré la relecture, nommera à plusieurs reprise, Monsieur par le prénom du grand-père paternel.

En conclusion

La trahison trouble les frontières, les lignes de démarcation des appartenances. C’est un concept qui véhicule une grande ambiguïté, c’est sans doute  en cela que réside toute sa puissance. Il nous ouvre sur quelque chose qui demeure insituable chez  l’être humain, sans lieu défini.  A-Topos sur lequel nous ne manquons pas de buter dans notre pratique, quelque soit notre modèle épistémologique. Concept riche parce qu’il vient nous interroger au coeur même de nos convictions, il vient ébranler  nos habitudes et nous impose une pensée toujours en marche- en marge ?

Nous terminerons précisément sur les questions qui se sont posées à nous après la discussion menée avec les participants de notre atelier, et sur lesquelles nous aimerions maintenant réfléchir.

– Quelles sont les frontières conceptuelles entre loyauté- trahison- secret- transgression… ? Quel niveau de la relation ou de la subjectivation ces notions touchent-elles ?

– Que faisons-nous, en tant que thérapeute, des trahisons qui nous sont faites par nos patients ? Un exemple : dans une thérapie de couple qui dure depuis plusieurs années, Monsieur profite d’un retard de sa femme pour révéler au thérapeute qu’il la trompe depuis plusieurs années.

Car inévitablement, nous ne pouvons travailler qu’avec ce qu’ils veulent bien nous dire ou montrer.

– En proclamant qu’il fallait recevoir le patient désigné avec sa famille, la thérapie familiale prônait une certaine transparence. Or, nous sommes régulièrement  confrontés au surgissement de certaines formes de trahisons au cours de notre pratique, que ce soit en thérapie individuelle (notamment les thérapies d’enfant qui nous placent sans cesse devant la question de la place à accorder  aux parents) ou en thérapie familiale (secrets, mensonges d’un des membres du système…), quelle incidence cela peut-il avoir?

– Notre pratique interroge sans cesse nos positions éthiques, nos référents épistémologiques, nos concepts théoriques et nous amène à les trahir toujours peu ou prou. Que faisons-nous de ces infimes trahisons ? Sont-elles pour nous, thérapeutes, des leviers de changement, et d’évolution permanente ?

Hypnose et travail d’individuation chez l’enfant

in La Note Bleue – Hypnose et thérapie brève – sous la direction de D. Megglé. Ed. Satas (2005)

Du jeu à l’hypnose

J‘avais envie de partager avec vous quelques réflexions à propos d’un moment bien particulier qui émerge au cours de certaines thérapies d’enfant.
C’est un moment où le jeu se fait hypnose, presque naturellement, en tous les cas dans une simplicité tout à fait déconcertante. Au détour d’un dessin, en plein cœur d’un jeu , l’enfant nous lâche, comme on lâche les amarres, et bascule, glisse imperceptiblement vers un état hypnotique ; sans induction formelle, mais, qui plus est, quasiment à son initiative.

En effet, du jeu à l’hypnose, il n’y a souvent qu’un pas à franchir. Quand l’enfant le franchit de lui-même, ce n’est rien moins que surprenant. Il force, oblige en quelque sorte le thérapeute à se mettre en retrait. Il me semble que s’institue alors quelque chose d’un grand respect mutuel, respect de la singularité de chacun, au sein d’une altérité mise en acte.

Cet instant très fugitif me semble fondateur pour l’enfant.

Le jeu qui était concentration, fixation se fait ouverture, et création d’un nouveau mode relationnel. L’activité ludique qui fut arrêt par rapport aux afférences extérieures, se déploie en un mouvement très ample, très libre, dans lequel l’enfant se trouve être en contact et avec son potentiel et avec celui du monde environnant. Sans doute sommes-nous ici très proches de ce que F. Roustang appelle la vigilance généralisée.

F. Roustang qui d’ailleurs dit dans la « Fin de la plainte » : « l’hypnose n’est rien, elle n’est qu’un jeu. Mais le fait qu’elle soit un jeu n’est peut-être pas rien »

Quand on parle de Jeu, on ne peut pas ne pas évoquer Winnicott : « c’est en jouant et seulement en jouant que l’individu, enfant ou adulte, est capable d’être créatif et d’utiliser sa personnalité toute entière ; et c’est seulement en étant créatif que l’individu découvre son soi. De là, on peut conclure que c’est seulement en jouant que la communication est possible » (Jeu et réalité).

Dans cette trajectoire qui va de Winnicott à F. Roustang, j’avais envie de jeter certains ponts.

La thérapie, comme rencontre du jeu de l’enfant…

J’ai commencé à pratiquer l’hypnose avec des enfants et adolescentes violents, qui évoluent dans un milieu familial particulièrement fragile, fragilisant voire pathogéne. La thérapie est dans ce cadre-là, bien souvent demandée par l’école, les parents étant dans la banalisation, si ce n’est le déni de la souffrance de leur enfant. En tous les cas, ils l’amènent en consultation avec surtout le souci que rien ne change. Les symptômes de l’enfant ayant une fonction essentielle dans l’homéostasie familiale, l’alliance thérapeutique avec la famille est quasi inexistante. Ainsi l’enfant amené en thérapie se trouve être au cœur de demandes contraires, l’école attendant un changement que la famille ne semble pas pouvoir affronter.

L’individuation de l’enfant est à la fois vitale pour lui et à la fois intolérable pour la famille. Entre différenciation et appartenance, entre autonomie et prises en compte des contraintes familiales, et des pressions de l’école seul l’enfant peut trouver une place viable pour lui. Encore faut-il lui suggérer qu’il peut l’inventer.

J’ai pratiqué avec ces enfants ce que j’appelle « l’hypnose de fauteuil », l’enfant est installé, comme les adultes, dans un fauteuil et je fais des inductions, comme avec les adultes. Classique ! Jusqu’au jour, où certains petits patients me firent découvrir autre chose…

Benjamin, 9 ans, agressif à la maison, violent à l’école ; il risque un renvoi définitif. Ses parents sont en train de se séparer, il est complétement en alliance avec son père, qu’il s’est donné comme mission de protéger, dont il porte la fragilité, père qui se laisse largement prendre en charge par B. Benjamin est réfractaire à tout ce qui vient de sa mère, étant bien entendu pour lui que pour être le fils de son père, il ne peut que mettre sa mère en échec.

– Les deux premières séances sont très denses en paroles et en jeux. Il met notamment en scène avec des peluches ses pulsions de destruction de la mère ; elle vole plusieurs fois à travers mon bureau pour finir ensevelie derrière la poubelle.

– A la 3° séance, il arrive bien plus tranquille, il me demande de dessiner, et le fit dans un calme tout nouveau. Calme que je laisse s’installer de plus en plus ; me contentant d’attendre, sans savoir au juste ce que j’attends, mais en même temps curieuse de ce qui pouvait arriver .
Au bout d’un moment assez long, il finit par me dire : « je n’ai jamais entendu le silence comme cela » et je me contente de l’inviter à y entrer un peu plus, encore un peu plus, et à porter attention à ce qu’il éprouve. Et je ne fais rien d’autre, je sentais – que dans cet instant où il semblait ne rien se passer – précisément il se passait quelque chose d’intense en lui, pour lui, qui lui appartenait et auquel il n’était pas nécessaire que j’ai accès.
Il continuait toujours à dessiner, mais le temps était comme suspendu. Absorbé par son geste, il semblait être aussi très loin, dans un autre espace. Tout en dessinant, il n’était plus dans le dessin. La dissociation faisait son œuvre.
A la fin de la séance, il me dit seulement dans un grand soupir d’aise : « ça fait du bien ce calme »
Il venait de se surprendre à pouvoir exister autrement que dans l’agitation. Il venait peut-être de se libérer d’ être obligé de jouer les « durs », « les caïds ».
Cela me fit penser à W. pour qui « le moment thérapeutique , c’est le moment où l’enfant arrive à se surprendre lui-même. »
Quand il rejoint sa mère qui l’attend dans l’entrée, il se jette dans ses bras , en lui disant « maman, je t’aime ». Moment d’émotion.

– La 4° séance, B. entre en disant qu’il a envie aujourd’hui de jouer aux billes. Je lui réponds que je n’en ai pas, mais que cela n’est pas un problème. Il sait qu’il peut créer ce qu’il veut à partir de ce qui est présent dans le bureau. Il hésite un peu et finit par façonner des billes avec une pâte durcissante, puis à les peindre consciencieusement. Cela occupa presque toute la séance. Rien d’autre ne se passa. A la fin, sa mère voulut me voir, « je découvre un nouveau B. » me dit-elle « on parle beaucoup ensemble, je retrouve mon fils ».

– Il y aura encore deux rencontres, au cours desquelles on se contentera de jouer aux billes, en échangeant des banalités.
A l’avant dernière, son père vient le chercher, « B. est beaucoup plus calme et il arrive à me dire « ma vie, c’est ma vie » et il ne veut plus rien entendre de la mienne. Il m’épate. » Là aussi, le père accepte l’épiphanie du nouveau visage de son fils.
Lors de la dernière séance, B. reprend le jeu de billes. Mais je ne le sens plus du tout présent. J ‘ai l’impression que le jeu est pour lui une manière de prendre congé de moi. Ce qu’on verbalise ensemble. On convient d’un commun accord d’arrêter le travail.

Si nous reprenons une à une les séquences, quelles remarques pouvons-nous faire ?

… et du jeu du thérapeute

– Lors des deux premières séances, le jeu permet à B. de mettre en scène son monde intérieur, fait de pulsions, fantasmes, souvenirs, désirs, mais aussi d’imagination… Aux abords de ce gouffre profond, inquiétant, qui constitue la subjectivité inaliénable de l’enfant, la question est de savoir comment entrer en jeu comme thérapeute.

Winnicott est très clair : pour lui, il s’agit avant tout de se perdre dans le chaos, d’y plonger. Le jeu devient thérapeutique, nous dit-il, quand le clinicien est « capable d’entendre le chaos initial du patient ». Mais l’entendre surtout « sans avoir besoin de cohérer ce non sens ». « Le patient peut alors se rassembler, et exister comme unité et non plus défense contre l’angoisse » ; sinon le patient « aura manqué une occasion de se reposer, de ce type de repos d’où émerge la créativité. »

Ici, les options épistémologiques du thérapeute vont être ici déterminantes pour permettre de passer du jeu à l’hypnose, ou non.

En ce qui me concerne, je suis suffisamment paresseuse pour ne pas m’arrêter aux éléments psycho dynamiques qui apparaissent à travers le matériel projectif du jeu, ou d’un dessin, ni même aux éléments relevant des interactions familiales – aussi intéressants soient ils – je suis surtout curieuse de voir ce que l’enfant va faire de tout cela.
Cela veut dire que j’essaie de prendre tout de lui, sa capacité à aimer comme sa propension à haïr, mais tout de lui, c’est prendre – aussi – dans un même geste ce qui existe déjà et ce qui n’existe pas encore. Et ma curiosité est toute entière aiguisée par le non encore existant de l’enfant, qui est de l’ordre de la pure imagination, de la création.

Tout en entendant les conflits internes de l’enfant, tout en le rejoignant au plus prés de sa souffrance, tout en me laissant tomber dans le chaudron familial, je suis déjà ailleurs, tendue vers le changement à advenir. Sans doute est-ce le début d’une dissociation qui s’opère en moi, une entrée en hypnose que l’enfant peut entendre comme une invitation qui lui est faite.

Aussi, quand une interprétation me fait les doux yeux, j’essaye de passer mon chemin et de ne pas m’y arrêter, elle risquerait de figer le mouvement créatif du jeu. Comme si mon rôle consistait à préserver avant tout les conditions du jeu, en maintenant une fluidité, une mobilité innovante, en gardant le cap sur l’imagination.

Winnicott d’ailleurs considère les interprétations comme des « propagandes » imposées par le thérapeute à l’enfant. Il en parle comme d’une véritable « collusion défensive », qui renforce en même temps de façon bien commode et les défenses du patient et les résistances du thérapeute.

Car interpréter, c’est introduire en effet quelque chose de létal dans la relation. On ramène à un savoir préalable, abstrait, à une connaissance désincarnée, à une théorie inanimée quelque chose d’exceptionnel qui émerge là dans cet instant unique de la rencontre thérapeutique, instants uniques qui se renouvellent sans cesse parce que l’enfant n’est jamais tout à fait le même, ni le thérapeute.

En ne cherchant pas à ramener à du « déjà vu », du « déjà su », à de « l’organisé » le vivant qui se déploie là dans une inévitable incohérence, l’unicité, la singularité de l’enfant se mettent en mouvement. Il peut commencer à prendre le risque d’être lui même, de s’individuer.

Il s’agit donc d’aller vers un inconnu, un quelque chose de vivant mais qui paradoxalement n’existe pas encore.

Winnicott ici aussi nous étonne, car bien qu’il continue à se référer à l’inconscient freudien, comme réservoir du refoulement, il évoque aussi un inconscient, qui serait un lieu de potentialités inactualisèes, qui n’est pas sans rappeler l’inconscient ericksonien.
« Nous progressons » nous dit W. « davantage quand nous reconnaissons la non existence du patient que lorsque nous travaillons longuement sur la base de mécanismes de défense du moi… c’est de la non existence, qu’advient l’existence »

En route donc pour cet inexistant

Avec Benjamin, nous n’y sommes pas encore. Jusqu’à présent il n’a fait que reproduire ce qu’il vivait avec ses parents. Très bien. Mais à partir de là, j’entre dans le jeu, je me mets en jeu, et j’avance un pion. Je vais très explicitement lui suggérer une autre alternative : « pour toi, c’est bien comme ça ? ou tu as envie que cela change ? »

J’ouvre une brèche sur un changement possible. A ce moment là, bien sûr, je sens réellement sa capacité à changer. Ce qui n’est pas toujours le cas avec certains enfants. Avec B., je suis moi même en relation avec son potentiel, cette matière informelle, encore impalpable, présente en lui et qui me traverse. Lui, ne connaît pas encore cette force qu’il a, mais d’une part je la reçois sans savoir ce qu’elle est et, d’autre part, elle me brûle déjà les mains et je n’ai qu’un désir c’est de la lui restituer.

Mais je ne fais rien d’autre. J’ai avancé un pion, à lui de s’en saisir. Sa vie lui appartient, lui seul peut décider s’il veut explorer du côté de l’inconnu, inventer quelque chose qui n’existe pas encore, ou s’ il continue à répéter et rester dans les terres ressassées de sa souffrance, et de son symptôme. Il est clair que je ne peux rien décider pour lui. Et j’essaie de me souvenir de ce que dit F. Roustang « Sa guérison n’est pas mon affaire, mais la sienne propre »

Je me contente de dire, quelque chose du genre « si tu veux que cela change, je sais que tu en es capable »

En percevant en lui quelque chose qui lui appartient en propre, dont il ignore encore l’existence, mais que je lui propose d’approcher, déjà cette interaction vient faire césure et fracture avec ses patterns relationnels habituels, car cela le pose d’emblée dans sa dignité de sujet, sujet responsable et entier .

La balle est dans son camp. Et, chose étonnante, il va de lui-même se saisir de l’hypnose pour répondre à cet enjeu de taille.

3° séance. Quand je me rends compte qu’il est en transe, à son initiative, j’avoue que cela me prend au dépourvu.

J’ai beau savoir que les enfants ont une grande familiarité avec l’hypnose, que la relation que j’ai instituée avec lui a favorisé, sans doute, un certain nombre de mises en condition qui sont autant d’inductions informelles.

J’ai beau me souvenir de Winnicott qui déclare : « ce n’est pas moi, mais l’enfant qui dirige l’entretien ». J’avoue que je me sens immédiatement privée, dépouillée de quelque chose que j’avais dû prendre pour du pouvoir.

Hors jeu le thérapeute ? Est-ce que je suis là, seulement pour « de rire » ? Peut-être justement le rire est-il notre meilleur allié, le rire de nous même et la dérision de notre fonction sont-ils essentiels pour tenir notre place ? Et pour permettre à l’enfant de faire l’expérience de « sa capacité à être seul en présence de l’autre » si chère à Winnicott.

En tous les cas, il faut le reconnaître, la position du thérapeute est totalement paradoxale ; il s’agit à la fois de s’effacer, mais en même temps de ne pas s’absenter. Ce n’est plus moi qui mène le jeu, et en même temps, ce jeu hypnotique ne peut se dérouler que soutenu par la relation spécifique qui s’est tissée entre l’enfant et moi.

Dans ce cadre thérapeutique, rien ne peut se faire sans moi, et en même temps tout se fait en dehors de moi.

Ma présence est totale et en même temps vagabonde. Je suis là toute entière et en même temps je n’ai déjà plus besoin d’être là.

On retrouve F. Roustang (fin de la plainte) « lorsque le thérapeute s’est si bien effacé au contact du thérapisant, la situation se retourne… il pensait que sa tâche était d’inventer, d’improviser pour permettre le changement… il s’aperçoit qu’il n’y a rien à faire, rien à découvrir, que la réponse qu’il cherche lui est fournie au fur et à mesure par le thérapisant. Car l’appréhension du sentir est réciproque… celui qui est inspiré et qui improvise n’est plus le thérapeute mais le thérapisant, car c’est lui qui détient la clef de la parole qui modifie »

Tout est dit, mais cela est complètement impossible à tenir, c’est sans doute pour cela que F. Roustang le dit, cela nous libère d’avoir à faire quoique ce soit.

En tous les cas, dans ce repos partagé, c’est comme si un air léger et fleuri entrait et circulait dans le bureau, comme si une vague de vie s’engouffrait à l’intérieur de l’enfant, du thérapeute et dans cet espace qui à la fois nous sépare et nous relie.

Dans ce moment, véritablement suspendu, l’enfant s’éprouve comme vivant, c’est-à-dire au cœur d’une interdépendance fondatrice.

La relation thérapeutique lui aura seulement permis de franchir l’abîme de sa liberté, en acceptant la peur et le risque qui y sont liés. Ce qui peut l’aider à trouver Sa place dans Sa famille. Il lui faudra encore deux séances pour s’en assurer totalement et cela va passer par une forte présence corporelle.

L’hypnose, espace de réciprocité

– Au cours des deux dernières séances, le jeu de billes implique généreusement le corps et de l’enfant et le mien. Nous sommes à genoux sur le tapis, et nous nous déplaçons dans toute la pièce. Souplesse physique et agilité psychique s’acquièrent dans un même geste.

Benjamin, par les mouvements du jeu, habite son corps propre, les contours de son individualité, mais aussi l’espace offert. De plus, par l’utilisation des matériaux divers, il redéploie sa sensorialité, odeur de la peinture, des crayons, toucher du papier, des diverses pâtes, vivacité des couleurs ; toute une esthétique est en mouvement. Le corps propre est totalement engagé dans la communication inter-subjective.

Pour F. Roustang « le corps est relation personnalisée ». Et le travail thérapeutique devrait permettre, selon lui, que « la psyché retourne au corps » pour reconstituer l’unité essentielle.

En fait par nos corps en dialogue, qui se positionnent l’un par rapport à l’autre, dans une distance toujours à ajuster, dans une harmonique à accorder, nous co-créons un espace transitionnel.

Espace potentiel qui n’appartient ni à l ‘enfant, ni au thérapeute, mais qui est la condition même de toute rencontre interpersonnelle. B. découvre qu’il a besoin d’un autre pour exister pleinement, qu’il ne peut accéder à sa singularité que via un autre, dans une relation d’influence réciproque ; c’est-à-dire que lui aussi modifie, transforme quelque chose du thérapeute. Ce n’est finalement pas très loin de ce que nous dit M. Erickson : « l’hypnose est la manière dont deux personnes réagissent l’une à l’autre »

Dans cet espace transitionnel, l’enfant crée un nouveau rapport à l’autre, à soi, au monde. Winnicott explique : « Le patient et l’analyste font partie d’un contexte clinique où chacun d’eux va être créé et trouvé par l’autre. Cette réciprocité et cet échange créent une nouvelle dynamique de dialogue, plus féconde qu’un simple relation transférentielle. »

Exit donc, la répétition névrotique qui se rejoue inlassablement dans le transfert ! Mais que Winnicott le dise aussi clairement, cela est bien intéressant.

Dans « la consultation thérapeutique de l’enfant » que W. écrit à la fin de sa vie, il constate que cette nouvelle dynamique relationnelle advient très fréquemment lors de la première consultation, qu’elle peut se poursuivre après 4-5 séances maximum, mais qu’elle risque ensuite de se perdre sous l’effet du transfert et de la névrose de transfert. Il recommande donc de « faire le minimum » en clinique de l’enfant.

Et il ajoute : « il doit y avoir un lien entre cet état de choses et ce qu’on obtient de manière moins profitable par l’hypnose ». Il apporte un bémol à l’hypnose – contexte oblige – mais tout de même !

Alors, W., adepte des thérapies brèves, hypnothérapeute ? N’allons pas si vite !

Ces quelques ponts jetés maladroitement ne demandent qu’à être approfondis, à travers une relecture des textes de Winnicott.

En guise de conclusion

Il faut le reconnaître la clinique avec des enfants est particulièrement exigeante, surtout si l’on pratique l’hypnose. Ils nous placent – beaucoup plus – que les adultes face à un inexistant immense, vertigineux et leur liberté peut facilement nous submerger et nous plonger dans la confusion.
Cela exige de nous une très grande disposition personnelle à l’hypnose, ou plutôt une disposition à une forme d’hypnose très personnelle, qu’il faut sans cesse réinventer. La rigueur de notre travail passe sans doute par là. Comme F. Roustang le suggére « le pouvoir du thérapeute a pour fondation la largeur et l’intensité de sa veille généralisée ».
La rigueur de notre travail avec les enfants passe aussi par une exigence éthique de chaque instant qu’il faut, à mon sens, sans cesse interroger et refonder.

Le concept de trahison en clinique individuelle et familiale

co-écrit avec Bernard Prieur in Psychiatrie Française – « Les conférences de Lamoignon » – déc. 2005

1- La trahison comme paradigme de l’ambiguïté humaine

Des non-dits suspects

Le sentiment d’avoir été trahi, la peur de trahir émergent souvent au cours des thérapies. La trahison est omniprésente dans l’histoire des individus, comme dans celle de l’humanité. Elle apparaît comme une des plus fidèles compagnes de l’homme, ce qui est tout de même un comble pour cette adepte de l’infidélité.
Subie ou agie, avouée ou déniée, elle constitue une des expériences au monde les mieux partagées. Nul n’y échappe, ni la famille, ni la fratrie, ni le couple. On se trahit entre amis, entre collègues, entre Etats.

Pire encore, elle est là quoiqu’on fasse, ou qu’on ne fasse pas, quoiqu’on dise ou qu’on taise, elle est là dans nos mots, dans notre mémoire, dans notre corps. Bien souvent, on se trahit soi-même avant de trahir les autres. Le traître n’a quelque fois même pas le sentiment de trahir. C’est bien cette trahison agie à notre insu, malgré soi qui nous intéresse le plus, car c’est celle que l’on rencontre le plus souvent dans les familles.

Et pourtant, la trahison avance masquée derrière des non dits étonnants. Elle se drape derrière des silences sournois.

Les trahisons familiales, surtout, restent vierges sur le plan conceptuel. Quand nous avons commencé à travailler sur ce thème. Nous avons été surpris du peu de textes existants sur ce processus. C’est d’autant plus étonnant et regrettable que les trahisons peuvent avoir des conséquences lourdes, on le sait voire pathologiques (dépression, anorexie, suicide, ….) sur les hommes, les femmes, les enfants. Elles confrontent chacun à des pertes inexorables, à des deuils difficiles. Elles constituent, pour le moins une atteinte narcissique.

Pourquoi est-ce si difficile de la prendre en compte ? Finalement, ne trahissons nous pas quelque chose de l’humain quand nous ne voulons pas reconnaître cette part inéluctable du mal. Ne risquons nous pas de nous trahir nous-mêmes, en tant que cliniciens, si nous ne prenons pas le temps d’y regarder de plus prés.
La trahison n’est pas comme on a voulu nous le faire croire l’apanage des immoraux, des malades, elle n’est pas un accident de la relation. Elle fait partie intégrante de notre subjectivité, de nos liens, de l’inter-subjectivité.

Ouvrir le champ sémantique de la trahison, déconstruire un peu les évidences qui s’imposent, s’avèrent urgent quand on travaille en clinique.

Bien souvent, le terme de trahison à lui seul fait peur, il exerce comme une sidération. Le mot a une valeur à la fois déclarative et conclusive. « Il-elle m’a trahi(e) »- En lâchant cet aveu, tout semble dit, ce qui est une manière de ne rien dire du tout. La parole s ‘arrête comme suspendue. Et « la chose immonde », est d’autant plus dévastatrice qu’elle demeure hermétique comme un bloc monolithique et impénétrable. La charge morale lourdement attachée à ce concept inhibe, et empêche toute analyse critique.

Or, plus on maintient la trahison sur le registre de l’in-concevable, de l’ir- représentable, de l’in-nommable, plus on risque d’en renforcer le versant destructeur. Pour mobiliser les forces de rebond, il importe d’y mettre les mots justes. Bien sur, les trahisons ferment quelque chose, clôturent un temps révolu de manière violente, brutale, brûlante, mais elles peuvent aussi bien être engendrement, nouveau départ. Car oui, après la trahison, il peut y avoir une Re-naissance possible, voire un véritable accomplissement de soi. Plus on se familiarisera avec ce processus, plus on pourra en faire advenir les forces émergentes.

La trahison, comme processus d’évolution

Cependant, les choses ne vont pas être aussi simples.
Elle apparaît comme insaisissable, elle revêt des figures protéiformes, contradictoires, subtiles qui ne se livrent pas d’emblée. Elle glisse sans cesse entre les mots. Elle échappe et déborde les définitions les plus rigoureuses. Elle peut avoir l’air d’une infidélité, comme d’une trop grande fidélité. Toutes les figures de trahisons n’épuiseront jamais sa complexité.

Tentons une première approche étymologique

Trahir, vient de Tradere , qui veut dire en latin : livrer- faire passer.
Trahir signifiera par extension : abandonner, dénoncer, déserter. Retenons cette idée de passer d’un camp à un autre, assimilé rapidement à un camp ennemi.
Notons aussi que le même verbe Tradere, est à l’origine d’un autre mot en français : tradition- intéressant !

Tradere ici a un sens quelque peu différent : il signifie remettre, transmettre.
Il y a bien là aussi une idée de passage. Dans un cas, il ouvre sur un ailleurs antagoniste, il y a un dé-placement, qui implique une rupture des alliances, une fracture dans l’ordre des appartenances, une brisure temporelle. Dans l’autre cas, c’est un passage qui s’effectue à l’intérieur du camp- passages de savoirs, une transmission de valeurs, de savoir- faire, et qui renforce les liens internes, en les structurant à travers le temps et les générations. La transmission permet quelque chose de l’ordre de l’em-placement.

La trahison serait-elle l’autre versant de la tradition ?

L’évolution tant individuelle que familiale se tisserait-elle pas dans une dialectique entre tradition et trahison ? La transmission inscrit le sujet dans ses filiations et appartenances irréductibles, et la trahison le pose dans sa différence. La place de chacun- « chaque-un » ?-ne se constitue-t-elle pas dans une alternance sans fin entre emplacement et déplacement? Comment passons-nous de la place à laquelle les autres nous assignent, à la place à laquelle on aspire ?

Le changement peut-il faire l’économie de la trahison ? Trahir, c’est briser l’horizon donné, c’est une aventure toujours douloureuse qui parle d’une liberté humaine sans cesse à conquérir.

Entre innovation et immobilisme, entre conservatisme et changement, la trahison tisse la trame de l’histoire tant individuelle que sociétale. Elle est ce geste, qui inlassablement, oppose fidélité et mutation. Est-il vraiment possible de sortir de cette dialectique ?

La trahison met en évidence ce moment particulier où le sens se perd, mais aussi où il peut se refonder autrement. Et souvent en tant que clinicien, nous intervenons dans le creux de la vague, au moment où les chaînes associatives familiales sont perdues, où les liens ne font plus sens. Comment nous plaçons nous face aux déplacements de nos patients ?

L’ambiguïté essentielle de l’être humain

Arrêtons nous sur l’exemple de Judas, figure emblématique du traître. Tout est plus ambigu que cela en a l’air.

Ambigu, déjà du côté du trahi. Jésus sait qu’il va être trahi. Il l’annonce explicitement, à plusieurs reprises à ses apôtres : « l’un de vous est un diable… » … « Ce que tu as à faire, fais le vite….. »

Jésus sait donc, pourquoi reste t-il à la place de la victime ? Pourquoi ne se protége-t-il pas ? Fallait-il que le traître aille jusqu’au bout de son geste ? La trahison est-elle un acte fondateur indispensable ? En tous les cas, elle a bel et bien une fonction qu’il faut interroger.

A travers le jugement qu’elle porte à Judas, l’église va bâtir son empire moral, fondé sur le dualisme, le clivage irréductible du bien et du mal, incarné respectivement par Jésus et Judas.

Désormais, pour se protéger, se préserver, le groupe va devoir repenser les liens de ceux qui restent, les renforcer, reconsolider les pactes. L’acte aura finalement permis de refonder la cohésion interne du groupe, renforçant le sentiment d’appartenance de ceux qui restent.

Et le mythe du traître, l’ « autre » irrémédiablement mauvais, corrompu sans scrupules va servir de pierre angulaire à la construction, et au maintien de la morale défendue. Cela suppose que le crime soit rappelé sans cesse. A travers les récits, le mal est nommé, stigmatisé. L’interdit est rappelé. Le groupe peut se fédérer autour de l’horreur suscitée.

Le « mauvais » est externalisé ; le traître aura permis d’évacuer la dimension interne des conflits. L’exclusion du « Mal » devient alors une tâche sans relâche et justifiant le pire, s’effectuant quelques fois au prix de violences terrifiantes au regard desquelles le geste paria peut paraître dérisoire.
On le voit l’acte est une chose, et le récit qu’on en fait, en est une autre. La narration de la trahison quelque fois amplifie sa portée, lui donne une dimension idéologique très forte. La chronique de l’événement véhicule et propage tout un ensemble de valeurs, de modélisations. Le récit de la trahison se doit d’être édifiant.

En fait, c’est tout un système social, idéologique qui se raconte dans sa manière de délimiter les formes de trahison, de la désigner ou de ne pas la désigner.

Ambiguë aussi du côté du traître, son acte ne peut être réduit à une simple fourberie, Judas rendra les piastres reçues pour son forfait. Il se repentira, mais ne sera jamais pardonné. Judas ne semble pas avoir réglé son appartenance spirituelle. C’est peut-être avant tout un personnage tragique, déchiré, tiraillé entre ses deux filiations religieuses. Il ne peut se résoudre à choisir, à considérer que l’une de ses filiations serait « meilleure » que l’autre. Clivage de loyautés dévastateur.

Et puis, Judas s’est-il suffisamment senti accepté par Jésus ?

Judas Iscariote est le seul des apôtres à être originaire de Judée, les onze autres étaient des galiléens. Dans les Evangiles, son nom est le plus souvent cité en dernier, et flanqué d’un adjectif qui le dénonce comme infâme- avant même que son geste ait eu lieu. Placé d’emblée dans une position de traître, il a fini par le devenir.

Qu’est ce qui rend traître ? Qu’est ce qui pousse à trahir ? La trahison n’est peut-être qu’une réponse à une situation qui se présente comme une impasse.

Judas aurait-il trahi Jésus aussi, quand il a mesuré le péril que celui-ci représentait pour sa communauté d’origine, le peuple juif. Son acte serait-il une tragique fidélité à ses premières croyances. Il est celui qui ne s’assimile pas complètement et qui ne renie pas totalement sa foi d’origine. Il est resté au milieu du gué, du passage il ne peut choisir. Est-ce cela son plus grand crime ? Finalement, le tragique ne viendrait-il pas du fait qu’il n’a pas accompli sa trahison jusqu’au bout ?

Quoiqu’il fasse, ou ne fasse pas, il trahit.

Participant à deux groupes incompatibles, il est devenu un double étranger, un double infidèle, un double paria .Son existence trouble la clarté des lignes de démarcation entre le dedans et le dehors, entre sa famille d’avant et sa famille d’après la rencontre avec le Christ. La trahison interroge les limites et frontières incertaines et nécessaires, les ruptures inachevées et peut-être impossibles.

Nous sommes tous des Judas

Notre identité se structure autour de multiples appartenances, participant quelque fois à des systèmes de valeurs antagonistes, et qui ne peuvent éviter les conflits de loyautés.

La réflexion sur la trahison nous amène à prendre en compte l’hétérogénéité de l’être humain, à le situer dans sa globalité. C’est-à-dire à considérer l’homme comme sujet psychique,inscrit dans un corps , dans une sexualité, impliqué dans une famille,en tant que fils, petit fils, frère, mari, père, grand père, oncle, parrain…mais aussi participant à une société, une culture, une religion, une idéologie, une sphère amicale, un milieu professionnel, comme citoyen du monde,sujet écologique inscrit dans les sphères du vivant…

Derrière le « Je », une multitude d’êtres se dissimulent; Nous existons dans une mosaïque de vécus. De chaque place où nous nous tenons, plusieurs identités campent en nous. Le sujet n’est pas un, il est pluriel ; et cette pluralité entraîne inévitablement des déchirements.

Car toutes ces positions vécues en même temps génèrent inévitablement des conflits de valeurs, conflits de loyauté.

Cette mosaïque porte en soi les stigmates de la trahison. Etre mère, suppose que l’on soit un peu moins fille. Etre femme, demande que l’on soit un peu moins mère. Il y a sans cesse des négociations intérieures, des renoncements inévitables. Notre équilibre intérieur nous amène sans cesse à des compromis avec nous-mêmes, voire des compromissions entre la tyrannie des idéaux, nos forces pulsionnelles, les contraintes de la réalité.

Il y a donc toujours une partie de soi qui se sent trahie par une autre. Cela constitue une blessure pour le sujet à la recherche de son unité constituante.
Unité difficile voire impossible, brèche intime, sentiment troublant de non coïncidence à soi-même. Heidegger parlait de dis jointure du sujet.

Douloureux, bien entendu, mais pour E. Levinas « Exister, c’est briser l’unité »
La trahison à soi-même, ou plus exactement en soi-même, permet de mettre du jeu à ses différents « je », et de vivre sur plusieurs registres.

Soi-même comme un traître, ou le chemin de l’éthique

Oui, la trahison est du registre de l’ambigu, et c’est bien cela qui est intéressant.

Ambiguïté déroutante, à plus d’un point de vue, mais ambiguïté qui se révèle être le lieu insondable de la liberté et créativité, donc de la dignité humaine.
Resituer l’individu dans son côté énigmatique, dans son ambiguïté irréductible, me semble être un préalable à la rencontre éthique.

Si nous nous sommes intéressés à ce concept de trahison, c’est qu’il se présente comme un paradigme de l’étrangeté de l’homme, et en même temps comme un moyen de l’approcher, tout en la respectant.

C’est bien ce passage étonnant et paradoxal de la trahison à l’éthique qui se révèle quand on se libère de la représentation moraliste et réductrice de la trahison.

L’éthique serait cette conscience toujours renouvelée qui permet de mesurer que le traître est d ‘abord en soi, au cœur de notre pensée, de notre parole, de notre connaissance. L’éthique serait la conscience de notre vulnérabilité qui fait de nous, des hommes, des femmes fragiles qui nous croyons puissants.

Rester vigilant à cet affleurement de la trahison peut la rendre moins tragique à force de la savoir imminente. Peut être devenons-nous sujet quand nous mesurons précisément qu’elle est toujours virtuellement présente dans toute relation interpersonnelle, et qu’elle fait inexorablement partie de nous.

Peut-être la trahison terrorise-t-elle à ce point, parce que au fond, elle nous renvoie à une terrifiante responsabilité. Car être traître, ce n’est pas être lâche.

La trahison nous met face à la responsabilité incessible, irrémissible qui nous lie aux autres, parce qu’elle révèle les conséquences imprévisibles de nos actes, bien au-delà de nos intentions et dont nous avons à répondre, Judas ne devait pas se douter que son acte aurait des conséquences sur tant de générations. Se rendre compte que l’on a trahi, cela nous renvoie à cet engagement éthique qui nous déborde de toute part, au-delà même de nos projets, de nos désirs. Il y a toujours un au-delà de nos gestes, de nos paroles, que nous ne pouvons maîtriser et pourtant dont nous sommes responsables.

« Etre soi, c’est avoir toujours une responsabilité de plus… le nœud de la singularité, c’est la responsabilité » l’éthique, c’est la rupture de l’indifférence.

Affronter la responsabilité dans laquelle je suis engagée, au-delà même de mes intentions, même si ce n’est pas cela que j’ai voulu, c’est peut-être cela la rencontre éthique.

La trahison interroge les limites du savoir

Une réalité diffractée

On peut retenir ici, l’aspect kaléidoscope de la trahison, les jeux de miroirs qui la traversent. Ces jeux de miroirs la rendent difficilement repérable et en même temps la constituent.

Elle implique, au moins, trois lieux, trois moments, trois mouvements antagonistes ; ainsi elle ébranle les trois dimensions de l’existence : le temps, l’espace, la dynamique

Il y a le lieu que l’on quitte, qui correspond au temps de la séparation, de la rupture, et qui représente un mouvement vers l’extérieur.

Il y a le lieu de la transition, le temps de l’hésitation, de l’entre deux, qui représente un mouvement de va et vient.

Il y a le lieu que l’on veut rejoindre, le moment de la construction, de la nouvelle appartenance, mouvement de réintégration, d’un nouvel emplacement, la reconnaissance d’une nouvelle légitimité.

Le regard porté sur la trahison dépendra de la place d’où on se tient. On imagine bien que la personne abandonnée ne fera pas le même récit que celle qui sera rejointe ; elle n’aura pas le même regard sur celui qui opère le déplacement. Personne ne peut nommer et désigner de la même manière une trahison, personne n’éprouve la même trahison. Chacun n’en attrape qu’un bout, n’en vit qu’un aspect.

La trahison renvoie à une réalité qui ne peut être appréhendée, représentée que d’une manière diffractée, antagoniste ; que d’une manière déplacée –pourrait-on presque dire. En famille, le récit peut-il être unique ? Dans une famille, qui la désigne? Qui la juge ? Qui en fait le récit, qui en définit les frontières?
Ce qui rend plus difficile encore le repérage dans la famille, c’est qu’il n’est même pas besoin qu’il y ait un acte spectaculaire pour que le sentiment de trahison émerge.

Un simple déplacement du regard parental par exemple, quand naît un deuxième enfant peut-être vécu comme un abandon, un risque de remplacement, donc de trahison.

Les parents, en faisant une place au nouveau venu ne font rien d’autre que ce qu’ils ont à faire, et pourtant l’aîné peut le vivre comme une trahison. On le perçoit bien dans la clinique des rivalités fraternelles.

Tout récit de trahison reste donc partial, partiel. Mais n’est-ce pas le propre de tout récit ?

Quand nous croyons savoir, que savons nous au juste ?

Une page toujours manquante

Connaissez vous cette histoire juive- tirée des récits hassidiques de M. Buber ?
« Cela se passe dans une école rabbinique. Un élève demande au grand Rabbin : « Expliquez moi, comment se fait-il que dans le Talmud de Babylone, chaque traité commence à la page 2 ; il manque toujours la première page. »

Voici la réponse du Rabbin : « L’homme d’études, quelque soit le nombre de pages qu’il aura lues et méditées, ne doit jamais perdre de vue qu’il n’est pas encore parvenu à la première page »

Quand on croit savoir, en fait, on ne saurait rien encore. L’absence de cette première page rappelle sans cesse que nous ne sommes que dans une connaissance approximative, incomplète, inachevée.

Commencer systématiquement par le chiffre 2, par la page Deux, cela fait terriblement désordre. Tout se passe comme si l’absence de la page « Une » était faite pour nous inviter à une déconstruction permanente. Toute construction de discours appelle un recommencement incessant. Le réel s’énoncerait dans un dire qui doit sans cesse se dédire. L’absence du chiffre Un, serait un rappel permanent et irréductible de cette absence de fondement.

Car, ce n’est pas n’importe quelle page qui manque, ce n’est pas la dernière, ni celle du milieu, c’est la première, celle d’un commencement, d’une origine. La signification du texte prend appui sur une lacune originaire.

L’absence menace le savoir et en même temps il en surgit, c’est de ce non lieu qu’une parole advient. Ce qui s’écrit, s’écrit depuis une vacuité qui le précède et à la fois le supporte. La vie est ainsi posée comme une intrigue, le monde comme une énigme, le savoir n’épuise jamais ce qui est su, la pensée ne vient jamais à bout de ce qui est pensé, le vu renvoie sans cesse à ce qui est non vu. Le mystère n’est pas une manifestation du réel, il en est la condition même.
Très moderne, cette histoire. Très proche de ce que disait G. Deleuze : « On ne vit qu’à la pointe de son savoir, qu’à la pointe extrême qui sépare notre savoir de notre ignorance ». Finalement cette absence ouvre la possibilité d’inventer un logos toujours à la recherche de lui-même et sans cesse renouvelé.

Des représentations décalées

Et surtout très proche de M. Foucault. Dans « Les mots et les choses », il démontre que les savoirs se constituent dans des « nervures secrètes. Il parle du « sol premier des savoirs », de «point aveugle » des civilisations, de l’« identité noire » des cultures autant de mots pour désigner ces premières pages qu’il tente de mettre en évidence, car elles sont le lieu in sondé du pouvoir.
Premières pages qui sont en fait « l’espace d’ordre » parce qu’elles ordonnent la construction de la culture, et construisent les savoirs. Mais ces « Espace d’ordre », ces « sol premier » émanent d’un impensé, comme si cet impensé était la page « Une » que chaque civilisation, chaque époque avait besoin de se raconter pour déterminer ses lois, sa morale, sa médecine- C’est à partir de ce socle, impensé que les êtres vont être définis, classés, les uns fous, normaux, gardiens de prisons, homosexuels…, qu’une clinique se définira, dans une illusion de liberté.

M. Foucault s’appuie sur les positions de Nietzsche, qui sera le premier, en occident à nous parler de l’absence d’origine, l’absence de tout fondement, ce qui selon lui nous libère d’avoir à retrouver des vérités qui auraient été perdues, qui seraient à rechercher dans des commencements inaltérés ou dans une subjectivité pure. Pour lui, toute parole qui s’énonce comme vérité, est toujours la mise en œuvre d’une violence qu’on impose aux choses, aux êtres, au monde.

M. Foucault dégage trois grandes époques.

– La Renaissance, cette page Un évoquait une transparence du réel, une coïncidence entre le savoir, le monde, dieu, la révélation.

– A l’époque classique, cette page manquante met en évidence les représentations et l’écart qui existent entre les représentations et les choses, mais cet écart semble réductible, toujours grâce à la Raison qui doit se séparer des dangereuses passions et émotions.

– Après la révolution, jusqu’à l’époque moderne, on découvre qu’il y a un dehors de la représentation. La chose ne se livre pas toute entière dans la représentation.

L’espace potentiel de la trahison

C’est donc sur le mode du décalage, de l’inadéquation que se construit le rapport du sujet au réel.

Si inconfortable que soit cette non coïncidence, n’est-elle pas le lieu insondable de la liberté et de la créativité humaine ?

En tant qu’homme, je m’appréhende toujours dans l’angoisse du flou, de ce que je suis, et toutes les représentations que j’ai de moi, que les autres ont de moi, n’épuiseront jamais ce que je suis.

Bien entendu, cette non coïncidence, nous n’avons de cesse de tenter de la réduire.

Le mystère nous menace et dans notre besoin de rationalisation, nous n’avons de cesse de vouloir le cerner.

Il ne s’agit pas de rester ignorant, mais il s’agirait de savoir que tout savoir est déjà trahison.

« Toute connaissance suppose une inadéquation » Levinas « Le savoir sait les choses qui en tant que sues perdent leur altérité. En tant qu’ap-prendre la pensée comporte un prendre, une saisie sur ce qui est appris. La pensée est déjà possession, esquisse d’une mainmise »

La trahison est là : croire que l’on sait quand, en fait, on ne sait rien encore,
Nous serions toujours dans la tension existentielle suivante : l’être est réfractaire à toute définition et en même temps, en tant qu’homme, je ne peux pas ne pas chercher à thématiser, théoriser, prendre et apprendre.

Les trahisons nous ont fait découvrir un espace bien particulier. L’espace du « Entre », le lieu de l’intermédiaire. Elles se glissent «entre » le mot et la chose désignée, « entre » la tradition et la transgression, « entre » le moi et le surmoi…..

Cet espace intermédiaire évoque l’espace transitionnel de Winnicott, qui se trouve être aussi le lieu de la créativité. C’est une troisième aire immatérialisable et pourtant bien réelle, elle constitue une entité à part entière, qui n’est ni tout à fait la réalité subjective, ni seulement la réalité objective du monde.

« Il s’agit d’une aire qui n’est pas remise en question parce qu’on ne demande rien pour elle, sinon qu’elle existe en tant que place où l’individu peut se reposer, alors qu’il est perpétuellement engagé dans la tâche de séparer les réalités interne et externe pourtant liées entre elles… L’aire intermédiaire à laquelle je fais référence, est une aire dans laquelle le bébé peut se tenir entre la créativité primaire et la perception fondée sur l’épreuve de la réalité » »

C’est donc un espace dans lequel nous nous mouvons tous, dés le plus jeune âge ; qui permet d’articuler à la fois l’expérience subjective, et l’expérience de l’objectivité du monde, un endroit où l’imaginaire recrée le réel qui s’impose, le lieu où s’articule le dedans du sujet et le dehors de la vie.

Cet espace n’appartient à personne en particulier, c’est pourquoi il n’est pas contestable, et se trouve être en même temps partageable. Il se redessine en fonction des acteurs en présence, et se recompose selon les circonstances, en offrant à chaque fois de nouvelles perspectives.

C’est un espace insituable, c’est un lieu indéfini, toujours offert, à resculpter sans cesse, malléable comme une pâte à modeler ; et qui paradoxalement permet à chacun de trouver sa place, de l’ajuster et à ses besoins propres et aux contraintes contextuelles. Cet « espace transitionnel » est un véritable « espace potentiel ». Il se trouve être le séjour du jeu, c’est en jouant qu’on habite ce territoire immatériel.

Le lieu du changement n’est ni En soi, ni par Autrui, il est « Entre Nous », véritable lieu de l’altérité.

2- La relation interpersonnelle peut-elle faire l’économie de la trahison ?

Peut-on ne pas trahir ?

La vie nous est donnée, et ce don crée le lien.
Le bébé, dés sa naissance, et sans doute avant, reçoit toute une infinité de choses. Héritages impalpables mais puissants, invisibles mais agissants, qui constituent une assise originaire absolument indispensable, et qui soumettent l’enfant à d’importantes contraintes de développement.

Sa position de donataire le rend simultanément redevable. Il n’a pas sitôt poussé son premier cri qu’il croule instantanément sous les dettes, et sur ses frêles épaules s’accumulent d’importantes attentes.

Une bonne fée bien inspirée pourrait chuchoter : « Courage bébé, on peut très bien s’en sortir, à condition d’être vigilant et un peu traître sur les bords. »
En retour de tout ce qu’il reçoit, le bébé se trouve, en effet, lié par tout un système de loyautés, véritables liens éthiques qui structurent et régulent les relations intra familiales et assurent la continuité du groupe. Etre loyal implique d’intérioriser les attentes du groupe, et d’adapter un comportement conforme à ces attentes.

Ainsi, le don crée la dette, qui à son tour engendre des loyautés.
La question qui se pose à tout un chacun : jusqu’où être loyal ? D’une part, ce que reçoit un enfant est tellement incommensurable qu’il ne pourra jamais –quoiqu’il fasse -s’acquitter de sa dette. Le don est tellement profusion qu’il est sans commune mesure avec ce qui pourrait être « rendu ».

D’autre part, les attentes à son égard sont démesurées et imprécises, tenaces et improbables. Il faudrait être l’enfant idéal de papa, de maman, de grand-mère, de grand-père, de la grande sœur, du petit frère, de la nounou…… strictement illusoire !

Etre redevable envers les générations passées, constitue bel et bien une loi humaine. Qu’on le veuille ou non, nul ne peut « ramener » les compteurs à zéro. Au regard de cette insolvabilité, et de l’impossibilité de répondre aux attentes du groupe familial dans son ensemble, tout enfant est déloyal, mais en plus il le reste toute sa vie.

Entre le don, et la dette, la croyance, la loi, il n’y a pas de formes possibles d’équivalences, pas de convertibilité possible.

Ainsi, traîtres nous naissons, traîtres nous mourrons.

Immorales, donc les relations humaines, certes, mais pas dénuées d’éthique.
Pour E. Levinas (Entre nous ; P261) : « l’éthique serait le rappel de cette fameuse dette que je n’ai jamais contractée »

Une des spécificités du lien familial, consiste à « rendre » non pas à celui qui nous a donné, mais surtout aux générations futures. C’est devant l’avenir que nous sommes avant tout responsables. L’obligation majeure dans laquelle la vie nous place, c’est celle de transmettre à notre tour, d’engendrer un temps nouveau, en invitant d’autres êtres à être, que ce soit dans la famille, dans le travail, dans nos divers engagements.

Entre les mouvements descendants des dons, bien plus nombreux et les mouvements remontants des loyautés, existent une véritable dissymétrie, une certaine non réciprocité, ce qui garantit l’impulsion vers l’A-venir.

La trahison au cœur même du don

La trahison interroge la dimension du don. Qu’est ce nous faisons de ce qui nous est donné ? Que faire de nos héritages ?

Le don suppose la transformation imprévisible de ce qui fut donné. C’est cela qui parait essentiel.

Dans la chose donnée quelque chose prend corps en dehors de soi, dans une réalité désormais impossible à saisir, à maîtriser.
Transmettre, d’ailleurs ce n’est pas seulement donner, c’est accueillir la possibilité d’un autre sens, c’est accepter que le donataire vienne briser le sens que moi je donne aux choses et à la vie.
Le don est événement, il est rencontre du visage de l’autre dans ce qu’il a de plus irréductible.

Pour Derrida, un don qui ne s’oublie pas lui-même, qui n’oublie pas le fait qu’il est un don, n’en est pas un.
Là où il y a de la conscience de donner, le don ne peut être attesté. Il ne suffit pas de donner à fond perdu, en se disant qu’on n’attend rien, il s’agit de ne même pas avoir conscience de donner.
Là où je sais que je donne, où je dis »voilà je donne », le don est détruit. Parce qu’en disant je donne, déjà je commence à me remercier, sans parler des remerciements attendus de la part de l’autre.

Ainsi le mouvement de reconnaissance n’appartiendrait pas à l’expérience du don.
Si vous me donnez quelque chose, je commence par dire merci. Merci vient de Merces- marché, marchandise. Quand je dis merci, je commence à rendre. La reconnaissance esquisse déjà un mouvement de restitution, et la restitution, selon Derrida, détruirait le don. Le don appartient inéluctablement à l’élément de l’ingratitude.

Donner, transmettre, c’est peut-être avant tout se préparer à être trahi ?
Et du côté du donataire, grandir, c’est peut-être se préparer et apprendre à trahir.

L’héritage est peut-être avant tout un objet de trahison, un objet à trahir. Nous sommes inévitablement la résultante de notre passé, mais exister, c’est transformer sans cesse l’héritage en histoire, c’est-à-dire en futur à inventer. Grandir est toujours un acte violent. Grandir, c’est trahir. Car à bien des égards les gestes de trahison se révélent nécessaires.

Il n’est jamais trop tard pour trahir ses parents

A la mort de son père, Abram entend l’appel de Dieu : « Va vers toi ; de ta terre, de ton enfantement, de la maison de ton père, vers la terre que je te ferai voir quand tu y parviendras. » (Genèse 12-1)
Devenir soi s’effectue par l’abandon de ce qui nous a engendré : « L’homme abandonnera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme. » (Genèse 2-24). C’est désormais à une autre voix que celle de ses parents qu’Abram va obéir .

S’ensuit pour Abram un long périple. Le sujet ne peut-il se trouver que dans une certaine forme d’exil ?

Cela permet au jeune adulte de transformer ses images parentales, d’y introduire de la mobilité. La névrose, c’est être figé dans la répétition de notre relation aux parents.

Abram rencontre Saraï, mais pas d’enfant à l’horizon de leur désir.
La trahison n’est-elle pas suffisamment accomplie ? Dieu en personne le pousse à rompre avec l’ancienne alliance familiale pour contracter avec lui une nouvelle alliance. Celle ci s’effectuera par la chair, puisqu’elle se concrétisera par la circoncision.

Saraï reste toujours stérile.
Il faut encore un pas de plus. IL faudra changer de nom. Abram devient Abraham. Saraï, devient Sarah. Un « H » qui change subtilement le sens de l’identité de chacun. Abram , voulait dire « père élevé » – inaccessible ? Hautain ? Abraham signifie « père d’une multitude ». Saraï voulait dire « ma » princesse, Sarah « La princesse ». La possession faisait obstacle.

Ainsi quand Abraham et Sarah, peuvent se reconnaître dans leur souveraineté, mais aussi dans leur capacité de renouveler leur identité respective, de se créer mutuellement, alors la promesse de l’engendrement peut se réaliser. Même très âgés – Abraham avait 100 ans, Sarah, 90 ans, le couple peut enfanter.

En ayant un nouveau nom, Abraham accède à une nouvelle identité.
Je rapprocherai cela d’une phrase de R. Char: « Il n’y a pas de progrès, il n’y a que des naissances successives. »

Ce que montre ce mythe, c’est que les naissances successives ne sont pas des auto-fondations du sujet, tel que le suggère le cogito de Descartes – je pense, donc je suis ; ce n’est pas la pensée qui fonde le sujet. Mais Abraham nous montre à quel point l’intersubjectivité est fondatrice ; et nous révèle toute la profondeur de l’altérité. Il ne s’agit pas seulement de reconnaître l’autre dans sa différence, son individuation, mais il s’agit d’une véritable dialectique dans laquelle le soi s’expose à l’autre, et se laisse transformé. Sans cette modification mutuelle est-on en relation ?

Prendre le risque de ne plus être fidèle à soi-même

Cette analyse prend appui sur une conception de l’individu inspirée de certains phénoménologues – Levinas, Ricoeur, Merleau-Ponty.

Ce dernier déclarait : « L’homme est miroir pour l’homme… c’est l’autre qui me donne mon visage »

Je suis en partie invisible à moi-même, et c’est toujours autrui qui me révèle une part de cet invisible que je porte. C’est autrui qui atteste que cette part lui est visible. Et cela aboutit au pire et au meilleur de la rencontre. Quand l’Autre fait de mon invisible seulement le champ de ses projections, de ses désirs, la relation devient aliénation.

Mais ce regard de l’Autre peut aussi opérer un étonnement de soi, toujours renouvelé. Il peut m’aider à être plus présent à moi.
Etre soi, suppose et implique une mobilité, un déplacement ontologique incessant. Tout le paradoxe de l’humain se dévoile: On ne se trouve, qu’en étant toujours un autre. L’homme n’est pas, il est en devenir incessant. Il n’existe que dans l’émergence de figures nouvelles ; dans une altération constante de soi-même.

Pour exister dans sa dignité d’être vivant, il faut sans cesse se défaire de ce qu’on est.
Cette conception nous amène à réviser notre illusoire et frileuse volonté d’être fidèle à soi-même. Car nous ne sommes jamais tout à fait identiques à nous-mêmes. Ne pas être adéquat à son image, briser l’enfermement de la fidélité à soi-même, c’est refuser sa finitude

Tout le paradoxe de l’humain se dévoile: On ne se trouve, qu’en étant toujours Autre.
La trahison s’impose donc déjà comme un vécu intime. Le traître, ce n’est pas toujours Autrui. La trahison est inscrite au cœur même de notre subjectivité, tapie dans notre pensée, notre connaissance, de notre parole, de nos représentations. Sous cet angle là, elle apparaît comme consubstantielle à l’humain, dans un lieu insituable de la subjectivité mais d’où peut émerger des renouvellements de soi incessants.

3 -Trahison et clinique

En quoi cette réflexion peut-elle être utile en clinique ?

Parce qu’il est dérangeant, ce concept peut aiguiser notre vigilance vis-à-vis de notre pratique. Notamment en nous aidant à clarifier et à approfondir notre conception de l’homme et nos positions éthiques.

Que fait-on de la trahison, subie ou agie, quand elle surgit dans la vie de nos patients ? Quand elle s’insinue dans le contexte même de la thérapie ? Dans les thérapies d’enfant ou d’adolescents, la question est quasi présente. On sait bien que ce qui est le plus difficile, c’est l’interface avec les parents. Peut-on leur parler sans trahir l’enfant, sans trahir le processus thérapeutique ? Peut on se taire sans trahir leur confiance ? A chaque cas sa théorie, et donc sa réponse comme disait M. Erickson.

Sans aucun doute, ce concept résonne-t-il différemment pour un thérapeute individuel et pour un thérapeute familial. Nous ne travaillons pas sur les mêmes trahisons, ni sur les mêmes moments de sa manifestation.

Processus d’individuation et trahison en thérapie individuelle

L’histoire de Gisèle : un enchevêtrement de trahisons dont la famille s’est fait le théâtre. Gisèle a 27 ans, quand elle consulte pour une thérapie individuelle.
Elle évoquera d’emblée ce qui apparaît comme sa problématique centrale: La trahison à elle-même.

« Il y a longtemps, quelqu’un est mort. Quand cette personne est morte, tout s’est effacé, ce que j’ai vécu avec lui a complètement disparu de ma mémoire. A un moment donné, je ne savais même plus mon âge. Comme si avant la mort de Philippe, j’avais une ligne de vie, et puis il y a eu ça, et après, c’est comme si ma vie avait pris un itinéraire bis. »

Voici énoncée la douloureuse trahison à elle-même, véritable désertion, elle s’est absentée d’elle, de sa propre existence. Elle a passé toute une partie de sa vie à ne pas y être, à ne pas exister, marchant à côté d’elle-même. « J’en ai marre d’être une fille, je voudrais être une femme » Habiter son corps de femme, incorporer sa propre histoire, semble être sa profonde demande, à quel prix peut-elle y parvenir ?

Gisèle évoquera rapidement aussi les trahisons « subies » par elle-même et par les autres membres de la famille dont elle se sent proche.
Ces trahisons subies, sont douloureuses, on ne peut le nier. Elles constituent une menace existentielle, une blessure narcissique, elles fragilisent la sécurité affective de Gisèle.

Pour autant, nous faisons l’hypothèse que ce ne sont pas les trahisons subies qui sclérosent l’individuation mais plutôt celles qui se révèlent difficiles à désigner et, encore plus, celles qui se révèlent impossibles à agir.

Petit à petit, certaines trahisons vont être agies par Gisèle. A la fin de la 1° séance, elle lance une dernière phrase : « J’ai toujours cru avoir la violence de ma mère, or je crois que j’ai la violence du côté de mon père. » Amorce-t-elle une rupture par rapport à sa filiation maternelle ?

A la 2° séance, Gisèle évoque d’emblée la légèreté qu’elle retrouve depuis quelques jours.
« Je me sens comme au printemps de ma vie. Depuis quelques jours je réintègre ma vie, mon corps, je refais du sport.
– Qu’avez-vous envie de faire de ce printemps ?
– Apprendre une autre langue, une autre langue que ma langue maternelle…..J’ai aussi envie de vider mon studio et d’en faire un nouveau lieu ; de jeter surtout tout ce que ma mère m’a refilé. Il y a des reliques d’il y a 10 ans. »
Trahir sa mère, c’est être prête à se sentir perdue comme « bonne fille » pour sa mère.

« Dans la famille, il y a deux clans, dans celui des ‘pas bien’, il y a mon père et mon frère aîné, et dans le clan des ‘bien’, ma mère et mon 2° frère ; et moi, longtemps, je n’ai pas su où être »

Maintenant, elle peut prendre le risque de choisir son camp. La trahison est bien un passage à l’ennemi, elle rend explicite les alliances en oeuvre.
Certaines trahisons restent cependant encore impossibles à agir.

Enfermée dans ses loyautés envers ce père qu’elle s’est donnée comme mission de protéger, de sauver, elle ne peut accéder à sa propre histoire. Son couple l’aidera-t elle à s’autonomiser ? Elle part vivre avec son compagnon en Province……

Trahir suppose la perte de ses anciens points d’appui, l’infidélité à ses premiers objets d’amour. C’est un véritable saut dans le vide de l’inconnu, c’est en cela d’ailleurs que c’est créatif, mais bien périlleux. Exister, c’est oser faire le saut dans l’inconnu de soi. « C’est dans l’indéterminé que je me trouve. » Pontalis.

Travailler avec un adulte, un jeune adulte, bien souvent, nous amène à travailler sur les moments de désappartenance, de désalliance, qui sont quasiment des instants de déliaison, représentant un risque tant intrapsychique que relationnel. Sans les favoriser nécessairement, nous les accompagnons.
Quitter un lieu pour en rejoindre un autre constitue un saut, et ce saut ne peut éviter le vide, le patient se trouve inévitablement à un moment donné, perdu au milieu d’un gué. Il s’agit de l’aider à traverser cette angoisse fondatrice, le gouffre de sa liberté, et de lui permettre d’oser traverser une certaine forme de chaos avant de parvenir à poser les repères qui lui seront utiles.
Winnicott nous invite clairement à nous perdre nous aussi, en tant que thérapeute, dans ce non sens, à y plonger. Pour lui quand le clinicien est « capable d’entendre le chaos du patient. » Mais l’entendre surtout « sans avoir besoin de cohérer ce non sens ». « Le patient peut alors se rassembler, et exister comme unité et non plus défense contre l’angoisse » ; sinon le patient « aura manquer une occasion de se reposer, de ce type de repos d’où émerge la créativité. »

L’accompagnement du patient vers sa liberté interroge fortement notre capacité à vivre et traverser notre liberté de clinicien.
« La liberté ne s’appuie sur aucun référent, aucune certitude, aucune compétence…..malgré une longue expérience, malgré ce qui a été engrangé, assimilé, les mains du thérapeute sont vides…. A travers la solitude qu’impose cette voie, elle nous mène avec sûreté vers l’angoisse …. Mais cette liberté touche la vie dans son jaillissement. » F.Roustang

Comment les trahisons risquent de faire vaciller la position du thérapeute

En thérapie de couple et en thérapie familiale, la trahison-en tant qu’infidélité sexuelle, tromperie, n’est pas forcément révélée et nous n’avons pas toujours les indices nécessaires pour détecter l’outsider.

Pierre est venu consulter-seul- 2 ans et demi après la fin de sa thérapie de couple. Il annonce alors qu’il trompait sa femme depuis plusieurs années et qu’il voulait à présent être aidé pour parvenir à choisir entre sa femme et sa maîtresse. Au cours de la thérapie de couple, plusieurs formes de trahisons avaient été évoquées, mais jamais celle-ci. Dans de tels cas, l’objet de la demande de thérapie n’est pas la trahison et pourtant elle constitue un problème dans la vie du couple.

Le thérapeute est trahi à son insu. Il est maintenu dans une position forcément inconfortable tout au long de la thérapie de couple. S’il commence un travail individuel avec Pierre, il peut être considéré comme un traître par la femme. S’il refuse, ne se pose-t-il pas alors comme le garant moral du couple ? Et de quelle morale est-il question ?

En thérapie de couple et thérapie familiale, la trahison peut être agie devant nous.

Patricia, une anorexique de 28 ans se plaint des relations avec ses parents. Au cours d’une séance familiale, elle entendra sa mère dire qu’elle n’a eu d’amour que pour sa propre mère. Elle explique qu’elle a choisi de se marier tardivement après sa mort et que même dans sa tombe, elle n’a d’yeux que pour sa mère. Cette femme fait cette déclaration au moment où elle exprime sa difficulté à transmettre à sa fille une maison qui a appartenu à sa mère. Patricia qui, depuis des années, fait tout pour retenir l’attention de ses parents, voir même d’aller jusqu’à mettre en danger sa vie avait peut-être compris qu’elle devait s’approcher de sa tombe pour espérer enfin un regard de sa mère.

Devant ces trahisons qui se manifestent et s’explicitent en direct devant lui, le thérapeute peut avoir tendance à intervenir pour diminuer les effets insupportables de la trahison. Il peut avoir une position de soutien du trahi au détriment du traître. Cette attitude peut très vite devenir à forte connotation morale, le soutien du faible contre le méchant fort. Il rentrera alors dans un jeu d’alliance qui ne va pas lui faciliter la tâche.
Si, au contraire il tente de rester équidistant, sans prendre parti, sans rentrer dans ce jeu du bourreau et de la victime, il ne fera rien pour bloquer cette trahison agie devant lui, qui continuera de se développer.

Il n’y a pas que les gens trahis qui viennent demander de l’aide à un thérapeute familial. Des « traîtres » aussi viennent consulter.
Le thérapeute peut alors être mis dans la position de celui qui est chargé de désigner la trahison, de la réparer.

Si notre position éthique est interpellée, notre position théorique ne l’est pas moins.

L’éthique du clinicien, à quoi être loyal ?

En thérapie de couple et de famille, les moments de désalliance et de désappartenance ne sont pas toujours clairement marqués.
Les individus hésitent, les trahisons sont en cours – il n’y a pas 3 lieux, 3 moments, 3 mouvements, mais on est plutôt dans le temps du va et vient. Et c’est précisément parce que rien n’est tout à fait déterminé que l’on peut agir utilement. Car quand les moments de désappartenance et de désalliance sont agis, la thérapie familiale peut-elle entrer en action ?

Yvan Bozormeinyi-Nagy définit ainsi la loyauté : « La loyauté est une attitude positive de sincérité et de fidélité à l’égard de l’objet de sa loyauté… sans cette réciprocité, la survie est compromise. »

Dettes et injustices se sont accumulées au travers des générations. Il faut les réparer. Aussi longtemps qu’on se soucie suffisamment de détecter et de réparer l’injustice, on sauvegarde la fiabilité de la relation et on permet que la relation puisse continuer.
La loyauté est une force régulatrice des systèmes.

Même si Bozormeinyi-Nagy reconnaît que « loyauté et conflits de loyauté sont les 2 faces inséparables d’une même réalité », « un membre peut apparemment se comporter comme un traître alors qu’en vérité cela traduit une loyauté invisible »
Tout vise la loyauté. La déloyauté est présentée comme un accident de parcours de la loyauté.
Mais cela pose au moins deux questions :

– Le thérapeute familial est-il toujours au service de l’appartenance ? (et de la loyauté)

N’est-il pas dangereux de l’être ? En travaillant ainsi, on risque de faire du maintien du couple, notre unique objectif thérapeutique, ce qui est parfois dangereux au vu des situations cliniques.
Dans ma position de thérapeute, si je suis au service de l’appartenance, je vais ressentir les phénomènes de déloyautés comme des incidents de parcours momentanés des individus concernés et je vais bien sûr aider à la remise en place des loyautés..

Si en tant que Thérapeute de couple, je ne suis ni au service de l’appartenance, ni au service de la désappartenance, mais surtout au service de ce que les protagonistes peuvent vivre ensemble à moyen et à long terme, je ne ressentirais plus la déloyauté comme un incident de parcours mais comme un éventuel besoin pour l’individu concerné et comme une souffrance que l’autre doit ressentir vis à vis de laquelle je dois le soutenir.

– Quelle place le thérapeute peut-il prendre face aux nouvelles formes de constellations familiales ?

Bozormeinyi-Nagy l’a d’ailleurs bien pressenti : « Par la nucléarité de la famille, cette fonction (la loyauté) de la famille étendue a disparu du moins en apparence. Par l’affaiblissement du lien, cette dimension est devenue invisible pour les personnes concernées et leur entourage ». Dans les nouveaux types de familles types familles recomposées, homoparentales, adoptives, les phénomènes régulateurs sont ils les même que dans les familles dites classique.
Nous pensons que non.

Dans certaines situations de séparations conflictuelles, la loyauté ne peut pas être un phénomène régulateur. N’est ce pas au contraire la déloyauté assumée qui peut permettre de dépasser des situations bloquées ?

S’il on considère que la période de trahison est un moment instable pour le système, il faut forcément qu’il retrouve l’état stable. Mais bien entendu, non pas l’état antérieur qui n’était que pseudo stable.
Dans les séparations conflictuelles, considérer encore l’existence du couple parental alors que père et mère ne vivent plus ensemble, c’est préserver de manière explosive des loyautés perturbatrices.

Si au contraire nous tentons de travailler avec les nouveaux systèmes auxquels l’enfant est confronté, peut-être se sert-on positivement de la séparation pour permettre un nouveau système de loyautés à se constituer.
Du coup, la trahison initiale (le père ou la mère qui est partie) se transforme.
Toute la question pour le thérapeute : à quel moment il peut se permettre de pousser la trahison jusqu’au bout.
Sil la pousse trop, le système réagira.
S’il l’évite, le système peut s’en satisfaire pour ne pas mettre en place l’énergie nécessaire pour affronter les changements.

Il faut considérer la trahison comme une chance qui nous est offerte pour mieux envisager les changements possibles dans la famille.
Ainsi, plus la liberté du thérapeute est mise en difficulté, plus celui-ci doit trouver les moyens de la mettre en œuvre. En tentant :
– D’être moins au service de l’appartenance
– D’être moins dans la moralité et plus dans l’éthique des systèmes

Bibliographie

Boszormenyi-Nagy I. Fondations of contextual therapy. Collected papers from Ivan Boszormenyi-Nagy. Brunner/Mazel.1987.
Caillé P. Un et un font trois. ESF. 1991
Eisenberg J.Wiesel E. Job ou Dieu dans la tempête. Fayard.1986.
Lévinas E. Difficile liberté. Essais sur le judaïsme. Albin Michel. 1976.
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Lévinas E. Totalité et infini. Livre de poche.
Lévinas E. Autrement qu’être, ou au-delà de l’essence. Livre de poche. 1990.
Merleau-Ponty. Le visible et l’invisible. Gallimard. 1990.
Merleau-Ponty. L’œil et l’esprit. Gallimard.Folio/Essais.1990.
Merleau -Ponty. Les aventures de la dialectique. Gallimard 1955.
Pontalis JB. L’amour des commencements. Gallimard.Folio.1999.
Prieur B . Les héritages familiaux. Ouvrage collectif. ESF. 2° éd.1999.
Prieur B.& Rey E.Col. Systèmes,éthique, perspectives en thérapie familiale.ESF. 1991.
Prieur N. Grandir avec ses enfants. La découverte. 2001
Prieur N. Nous nous sommes tant trahis. Amour, famille et trahison. Denoël. 2004
Ricoeur P. Soi-même comme un autre. Le Seuil.1990.
Roustang F. Qu’est-ce que l’hypnose ? Les éditions de minuit.1994.
Roustang F. La fin de la plainte. Odile Jacob. 2000.
Roustang F. Il suffit d’un geste. Odile Jacob. 2003.
Winnicott D.W. Processus de maturation chez l’enfant. Payot. 1970.
Winnicott D.W. Jeu et réalité. L’espace potentiel. Gallimard.1971.
Winnicott D.W. De la pédiatrie à la psychanalyse. Payot. 1969.

Le recours à l’expert

Article publié dans Informations sociales de mars 2005. Unions et désunions des couples.

Résumé

L’expertise psychologique demandée par le juge aux affaires familiales dans les situations de séparations et divorces conflictuels, revêt – au-delà même de son aspect consultatif, un aspect symbolique non négligeable. Cette dimension en fait peut-être un outil de changement possible, sans qu’elle ne se confonde avec une situation thérapeutique.

Dans le cadre des séparations et divorces conflictuels, le nombre de demandes d’expertises psychologiques de la part des juges aux affaires familiales augmente considérablement.

Bien sûr, dans un premier temps, on peut supposer qu’il s’agit là d’une conséquence de la multiplication de ces situations. Certes. Mais il semble aussi que la position de nombreux juges aux affaires familiales ait évolué. D’une part, ils prennent davantage en compte la complexité des enjeux psycho-affectifs, et des jeux relationnels dans lesquels sont impliqués les enfants ; et d’autre part, ils perçoivent l’intérêt que peut représenter l’appel à un tiers extérieur.

L’expertise, en effet, au-delà même de son aspect consultatif, revêt un aspect symbolique non négligeable.

Quelquefois une expertise peut être demandée non pas comme simple aide à la décision, celle-ci étant souvent évidente au magistrat sans qu’il ait besoin d’un regard extérieur, ni comme recherche d’une réassurance quelconque, mais dans une volonté de mieux séparer les sphères juridiques et émotionnelles, de ne pas confondre un certain nombre de niveaux.

Dans les situations confuses que sont les divorces et séparations conflictuels, la demande même d’expertise est porteuse de sens. Elle signifie que les différents niveaux doivent être pris en compte, mais par des interlocuteurs différents, renvoyant l’idée qu’il est possible d’entrer dans la complexité du conflit sans entretenir de confusion entre ces différents registres.

L’expertise effectuée sous mandat de la justice permet de cohérer les multiples niveaux d’existence de l’enfant en un jugement, qui a ainsi plus de chance de s’imposer, et se faire respecter.

D’autre part, dans ces situations qui se présentent comme de véritables impasses, le compte-rendu de l’expert qui circule entre le magistrat, les divers avocats est, en tant que tel, emblématique d’une possible communication entre ces divers regards et points de vue. Que les parties s’en saisissent ou pas, le rapport constitue un élément tangible de mise en mouvement possible d’une parole nouvelle.

Souvent cet aspect symbolique est davantage pressenti qu’analysé clairement, l’occasion nous est donnée ici de prendre le temps d’y réfléchir.

De la demande explicite d’expertise…

« Monsieur ou Madame ….., Juge aux Affaires Familiales du Tribunal de grande Instance de…. a ordonné une expertise psychologique concernant la situation familiale …., avec pour mission de recueillir tous les renseignements sur la situation matérielle et morale de la famille, sur les conditions dans lesquelles l’enfant est élevé, sur les mesures de droit de visite et d’hébergement les plus conformes à son intérêt »

C’est souvent en ces termes-là que la mission de l’expert est désignée.

On pourrait dire que la demande formulée à l’expert psychologue par le magistrat prévoit deux niveaux d’analyse et un niveau consultatif.

« Avec pour mission de recueillir tous les renseignements sur la situation matérielle et morale de la famille » renverrait à l’analyse des interactions familiales.

« Sur les conditions dans lesquelles l’enfant est élevé » solliciterait une analyse de la place de l’enfant dans le système familial.

« Sur les mesures de droit de visite et d’hébergement les plus conformes à son intérêt » interroge la prise de position de l’expert, en lui demandant de formuler des propositions.

– Analyse des interactions familiales

Les conflits ou les impasses qui se donnent à voir au moment de certaines séparations, sont souvent la résultante ou la prolongation d’une vie de couple douloureuse. Cette souffrance peut s’enraciner dans des malentendus profonds, dans des sentiments de trahisons qui impliquent chaque parent mais également son inscription dans l’histoire de sa famille d’origine.

Quelquefois les conflits qui se déroulent ici et maintenant sont des déplacements transgénérationnels, des répétitions ou des tentatives de réparation de problématiques qui dépassent les protagonistes d’aujourd’hui, bien sûr à leur insu.

Ces conflits mettent en œuvre aussi le niveau fantasmatique de Monsieur et de Madame, leur idéal de couple aussi bien conjugal que parental, générant souvent le sentiment d’une infidélité à soi-même. En un mot, ce que chacun a vécu avec son conjoint ou compagnon a généré des conflits intérieurs pour le moins fragilisants, et pouvant être dévastateurs, donnant l’impression que la vie de couple a entraîné une véritable trahison à soi-même. Et cela tend à se régler sur la scène de la séparation, à travers l’enfant.

L’expertise doit tenter de mettre à jour, de rendre explicite quelques uns de ces imbroglios, dans la mesure où l’enfant se trouve être l’objet ou l’instrument de règlements de comptes qui le dépassent mais aussi quelques fois qui dépassent aussi ses parents.

– Analyse de la place de l’enfant dans la famille

Compte tenu de tout cela, chaque enfant – selon son rang de naissance, la situation du couple au moment où il naît, son sexe, les processus d’identifications dans lesquels il est impliqué etc. – aura une place et une fonction spécifiques dans la famille.

Il peut être celui qui est chargé implicitement de jouer le trait d’union, quitte à ce que ce soit pour lui au prix de certains symptômes, ou bien au contraire il est celui qui met en évidence l’impossible vie commune de ses parents…

Il peut aussi être « chargé » implicitement, ou se charger lui-même inconsciemment d’entretenir le conflit entre ses parents, voire l’alimenter, l’envenimer, ce qui est une façon – certes morbide et pathogène – mais une façon tout de même de maintenir un lien entre ses parents, de faire en sorte que le couple continue à exister symboliquement, même s’il ne vit plus ensemble.

Là aussi, rendre explicite, accessible à la parole ce qui est implicite peut remettre en mouvement de nouvelles chaînes associatives familiales. L’expertise peut y contribuer.

– Propositions

Au vu et à l’analyse de cela, l’expert tente de tirer des conclusions concrètes, qu’il formule sous forme de propositions au magistrat.

Qu’elles soient évidentes ou pas, que ces propositions ne soient quelquefois que des pis-aller quand le contexte familial est par trop pathogène, le fait même qu’elles soient inscrites dans le rapport, permet de rappeler et de conforter l’idée que ce n’est ni l’enfant, surtout le jeune enfant, ni ses parents qui décident des modalités de résidence et de droits de visites.

En fait, il s’agit d’une véritable prise de position de l’expert, qui déjà nous fait entrer dans la fonction symbolique de l’expertise, elle a à voir avec le rappel de la double filiation dans lequel est inscrit un enfant.

Les séparations sont douloureuses pour les enfants parce qu’elles constituent des épreuves de perte et de deuils, mais aussi parce qu’elles génèrent de véritables conflits de loyauté, qui peuvent se manifester et s’exprimer de plusieurs manières.

Les enfants appréhendent souvent d’avoir à dire « avec qui ils aimeraient vivre ». Cela résonne comme un conflit de loyauté. Les enfants sont également tiraillés quand ils sont avec l’un des parents, qu’ils se sentent bien avec lui, mais que cette bonne relation est vécue comme une trahison, comme une déloyauté par l’autre parent.

Certains parents peuvent même avoir tendance à exiger de l’enfant le rejet de l’autre filiation. L’enfant ne peut être loyal à l’un de ses parents que s’il est déloyal envers l’autre, voire s’il le renie, s’il le disqualifie à son tour.

Cette demande place l’enfant devant des loyautés, non plus seulement conflictuelles mais clivées, ce qui constitue pour lui une véritable déchirure. On lui demande d’être ou bien le fils /la fille de la mère ou bien du père. Le clivage se fait intérieur. Les processus d’exclusion scindent le sujet en deux.

Priver un enfant de sa double filiation, c’est le priver d’une partie de lui-même, l’amputer d’une partie de son histoire, et in fine, c’est rendre, parfois, encore plus importante cette partie qui lui manque et qui le hante d’autant plus.

Les propositions de l’expert, faites à la demande et sous mandat du juge, permettent de désengager l’enfant d’une position d’avoir à choisir, tout en l’assurant que sa parole a bien été prise en compte. En tant que telle, cette situation d’expertise peut offrir la possibilité d’échapper aux conflits ou aux clivages de loyauté, ou pour le moins les atténuer.

… à sa fonction symbolique

– Au moment des entretiens

Notre méthodologie nous a conduit à mener deux sortes d’entretiens :

– des entretiens individuels, où la mère, le père, le ou les enfants sont reçus seuls par un psychologue qui a une approche centrée davantage sur l’intra-psychique. Chacun exprime son vécu, sa représentation de la situation. Ces séances donnent l’occasion à chacun d’être écouté, de faire entendre sa souffrance. Cela peut contribuer dans un premier temps à faire baisser un peu le niveau de tension émotionnelle.

Cette parole ainsi prise en compte peut permettre une renarcissisation, et offre à chacun la possibilité de se poser dans son individuation.

– des entretiens centrés autour de l’enfant ou des enfants, au cours desquels il est-ils sont reçu(s) avec la mère, puis avec le père, puis avec les deux parents si cela est possible et judicieux. Ces entretiens sont menés par un expert psychologue systémicien et sont centrés davantage sur la fonction de l’enfant dans sa famille.

Ces entretiens placent de facto l’enfant au centre des débats et préoccupations de l’expertise, comme un sujet à part entière mais appartenant à une histoire familiale bien spécifique.

Ces entretiens, intervenants à des niveaux différents, ne constituent pas seulement l’ouverture à deux regards croisés et complémentaires. Ils permettent aussi de situer l’enfant à la fois dans sa différence et dans son appartenance, rappelant qu’en tant que sujet humain il est inscrit dans cette dialectique de l’individuel et du familial.

– Dans la circulation du rapport

Dés le départ, les différents protagonistes, savent que – contrairement à une situation thérapeutique – les entretiens donneront lieu à un rapport, et que les paroles énoncées ne sont pas soumises au secret entre les diverses parties.

Un rapport est à la fois une synthèse, une analyse de la situation et en même temps, nous l’avons vu, une occasion pour l’expert de proposer un certain nombre de dispositions concernant l’enfant. Nous le savons, il va être lu, relu, annoté, par chacun des protagonistes ; il sera aussi reçu, perçu, voire « utilisé » de manière différente, par le magistrat, les avocats des diverses parties, le père, la mère.

En tant que tel, le rapport constitue une sorte de méta-communication ; il permet de faire circuler les vécus de chacun, la fonction que le système fait jouer à l’enfant.

Cette parole qui circule, et qui se veut la traduction la plus proche de la complexité familiale, chacun peut s’en saisir à sa manière, soit pour conforter ses positions, soit pour les transformer quelque peu.

Dans des situations extrêmement verrouillées, il demeure quelquefois un des seuls vecteurs susceptibles de permettre au père ou/et à la mère de changer de représentation, de sortir d’une position de victime, de désenclaver l’enfant de sa position de « justicier » par exemple.

Il n’est pas rare de constater que ce simple changement de représentations permet à des pères et à des mères de mieux accepter les décisions du magistrat.

Dans cette perspective, d’ailleurs, nous exprimons clairement, de vive voix, aux parties, au cours du dernier entretien, nos conclusions avant même qu’ils puissent les trouver rédigées dans le rapport. Bien entendu, nous répétons à chaque fois, qu’elles ne sont que consultatives pour le juge aux affaires familiales. Notons que dans la majorité des cas, le magistrat reprend dans son jugement les propositions des experts.

Les expertises : un facteur de changement ?

Que les expertises psychologiques soient considérées par les juges aux affaires familiales comme une aide à la compréhension, ou à la décision, ou comme un accès au niveau symbolique de la relation, elles ne sont jamais une simple photographie de la situation.

Que l’expert le veuille ou non, son intervention met en mouvement bien plus que du simple contenu d’analyse. Tout en étant vigilant à ne pas prendre de position thérapeutique, il se trouve cependant qu’un certain nombre de paramètres de la vie de l’enfant vont être quelque peu modifiés, de manière très imperceptible.

Au moment où l’enfant perd un certain nombre de ses repères familiaux, où les règles de sa famille ne font plus sens pour lui, la désignation d’une expertise par un magistrat crée autour de l’enfant comme un réseau qui cherche à retrouver du sens, et à le refonder. C’est dire que l’enfant se sent appartenir à quelque chose qui transcende son système familial.

Rassurant ou inquiétant, cela l’inscrit dans une socialité, dans une citoyenneté, bien sur dans une loi, et l’aide à élargir son champ d’appartenance, en l’ouvrant sur de nouvelles perspectives en dehors des frontières du territoire familial.

La demande du magistrat adressée à l’expert psychologue peut permettre à l’enfant de redéployer plusieurs niveaux de son existence, trop souvent sclérosés, ou enkystés dans les conflits parentaux. Il peut s’en saisir pour changer de position dans sa famille.

Nicole Prieur

Thérapeute d’enfants et d’adolescents, Nicole Prieur effectue des expertises psychologiques dans le cadre d’un cabinet d’expertises privé ou dans le cadre du Ceccof (Centre d’études cliniques des communications familiales)